Romans Graphiques

Entre disparition et dissimulation, le récit des Selk’Nams de Carlos Reyes et Rodrigo Elgueta

Par Jorge Sanchez le 24 janvier 2023                      Lien  
Peuple originaire de la Terre de Feu, Charles Darwin les avait décrits comme appartenant au degré de l'évolution humaine le plus bas. Après la conquête du Grand Sud par l'Argentine et le Chili, la civilisation moderne les condamna irrémédiablement à la disparition. Pourtant, la culture des Selk'Nam continue de hanter la société chilienne et les rares photos qui nous sont parvenues d'eux ont quelque chose d'hypnotique, de magique. Ce nouvel album du duo Carlos Reyes et Rodrigo Elgueta, nous embarque dans une enquête historique et sociologique autour de ce peuple et de leur héritage. BD reportage pour un peuple que beaucoup croient disparu, mais qui a pu survivre entre les interstices des pages de l'histoire officielle...

Les charcutiers ont anéanti les îles.
Guanahaní fut la première.
Dans cette histoire de martyrs
Les fils de l’argile eurent le sourire brisé.
Leur fragile hauteur de cerf bafouée
et encore dans la mort, ils ne comprenaient pas
ils furent attachés et blessés
ils furent brûlés et calcinés
ils furent mordus et enterrés
et quand le temps fit le tour du val
dansant entre les palmiers,
le salon vert était vide.

Intitulé Ils arrivent par les îles, ce poème du grand Pablo Neruda de 1943 [1] synthétise une grande partie des idées reçues sur la nature et le destin des peuples autochtones de l’Amérique Latine. Les gentils Ciboneys et Guanahatabeys (on oublie souvent les Caraïbes, parce que les cannibales, ça fait peur) vivaient des vies paisibles sur leurs hamacs jusqu’à ce que les Espagnols débarquent avec leur soif d’or et leur fanatisme religieux.

Entre disparition et dissimulation, le récit des Selk'Nams de Carlos Reyes et Rodrigo Elgueta

L’historiographie officielle issue des guerres d’indépendance de l’Amérique faisait un portrait sinistre de la présence espagnole, la décrivant comme arriérée, guidée par des superstitions moyenâgeuses et l’appât du gain. Les peuples indigènes avaient perdu leurs grandes civilisations précolombiennes, mais avec l’aide des nouvelles républiques et de leurs idéaux, les méfaits des seigneurs coloniaux pouvaient-ils être résorbés ?

La preuve de cet engagement nous parvient à travers les centaines de monuments publics érigés en l’honneur des grandes figures de la lutte contre les conquistadores (le plus souvent commandées à des artistes italiens ou français). Cependant, dès le début, ces républiques ayant pour la plupart La Marseillaise et les Droits de l’homme sur leurs blasons, se sont adonnés à des guerres de génocide et d’épuration culturelle, afin d’homogénéiser leurs populations et d’extirper les "derniers barbares."

Publié par les éditions iLatina, Nous les Selk’Nam suit les pas de deux auteurs chiliens, Carlos Reyes et Rodrigo Elgueta, s’étant déjà fait remarquer avec la fiction historique Les Années Allende (éditions Otium), cherchant à comprendre comment leur pays a effacé toute trace de ce peuple en quelques décennies.

L’histoire de Selk’Nam commence par le mythe de la création et des premiers grands esprits. Dès les premières planches, les auteurs nous familiarisent avec cette culture en traduisant sa cosmogonie universelle en BD, avant de nous transporter chez eux, à Santiago la capitale du Chili, et nous narrer les difficultés qu’ils affrontent au moment de reconstituer l’histoire de cette culture “disparue”.

Nous les suivons ensuite au fil de leurs périples en tentant de répondre à une simple question : qu’est il advenu des Selk’Nams ? Long de 140 pages, l’album dresse un portrait détaillé de l’histoire du peuple précolombien, illustré avec des lavis noir et gris, alternant entre une esthétique photoréaliste pour les interviews avec des connaisseurs de la culture du peuple patagon, et une autre, différente, proche du dessin franco-belge, pour la reconstruction des faits historiques.

Commençant par les carnets de voyage de Magellan, puis des savants de la Renaissance jusqu’aux journaux intimes des missionnaires du début du siècle dernier et des œuvres d’art contemporain, Reyes et Elegueta, retracent minutieusement la piste brumeuse du destin des Selk’Nams et, au passage, nous en dressent un portrait fragmentaire.

Reportage foisonnant, l’album déconstruit l’imaginaire légué par la période coloniale et les premiers explorateurs de la région, en contrastant témoignages, vestiges et les quelques images qui ont survécu jusqu’à nous.

Les auteurs nous révèlent peu à peu en quoi le sort des Selk’Nams, depuis l’indépendance de l’Espagne, n’a pas été plus enviable que celui des Ciboneys des Antilles. Ils furent victimes de déplacements forcés, de camps de concentration, d’assassinats massifs, de conversions forcées, et même, exposés dans des zoos humains (avec d’autres peuples de la Terre du feu, tels les Mapuches, les Kawesqars et les Mánekenks) dans les grandes capitales d’Europe. Tout cela sous l’égide d’une modernisation industrielle qui n’avait pas de place pour ces peuples "sauvages".

Dans une interview pour France Culture, l’historien Zana Etambala expliquait ainsi le rôle des zoos humains dans la construction de l’image des sociétés dites, civilisées : “Montrer le contraste entre ces populations et les sociétés européennes [...] Dans le dernier quart du XIXᵉ siècle, les sociétés européennes étaient en train de se transformer, de se moderniser. L’Europe, l’Occident étaient fiers des progrès faits depuis quelques décennies. On voulait donc montrer les autres qui, à ce moment-là, ne faisaient pas tous ces progrès-là, ceux dont les sociétés demeuraient encore en quelque sorte archaïques.” [2].

Cette distanciation "chronologique et civilisationnelle" des peuples autochtones vis-à-vis de ceux de la modernité fut la justification de leur destruction et se perpétue, de nos jours, dans l’imaginaire collectif de nombreux Chiliens ayant grandi sous la dictature de Pinochet.

Au fil des pages et des rencontres, nous découvrons graduellement les différents biais par lesquels les Selk’Nams sont parvenus à se camoufler, a s’hybrider, et même à survivre dans une société qui a longtemps cherché à les exterminer. Cette révélation finale opère habilement un virage de 180 degrés dans la narration, qui partait d’une recherche historiographique sur un peuple disparu, pour aboutir à une réflexion sur une présence masquée, une culture dissimulée dans une autre.

(par Jorge Sanchez)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782491042202

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