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Fabien Rodhain : "La force de la BD, c’est que l’on peut vraiment intéresser le public sur n’importe quel sujet"

Par Christian MISSIA DIO le 11 janvier 2021                      Lien  
À l'occasion du Prix Tournesol 2021 qui se tiendra le 29 janvier prochain, nous vous proposons cet entretien avec Fabien Rodhain, le scénariste de l'excellente série "Les Seigneurs de la terre" dont le T.5 est retenu dans la liste des albums nominés pour ce fameux prix. Rencontre.
Fabien Rodhain : "La force de la BD, c'est que l'on peut vraiment intéresser le public sur n'importe quel sujet"
Les Seigneurs de la terre T.1
Fabien Rodhain & Luca Malisan © Glénat

Fabien Rodhain, Les Seigneurs de la terre est-elle votre première série de BD ?

Fabien Rodhain : Absolument.

Comment avez-vous attrapé le virus du 9e art ?

Il est venu bien avant. Lorsque j’étais gamin, un peu comme tout le monde, j’ai lu des BD, Astérix, des Tintin un peu moins, mais j’étais fan des Tuniques Bleues, bref les grands standards des BD pour enfants. Mais par la suite, je me suis désintéressé de ce medium et vers 25-30 ans, un ami -un Belge- a essayé de me replonger dedans. J’ai d’abord eu une réaction de dédain : « - Ouais, c’est bon, j’ai passé l’âge de lire des BD, c’est pour les enfants ! » Face à ma réaction, il m’a ramené en un bloc les sept tomes des Maîtres de l’orge et je pense que je les ai lus dans la nuit ! J’avais encore des réticences lorsque mon ami m’a présenté ces BD, j’en ai lu une et je me suis fait avoir ! De ma lecture des Maîtres de l’orge, j’ai retenu la force que pouvait détenir ce média. Si le récit est bien construit, on peux vraiment intéresser le public à n’importe quel sujet.

À partir de là, je suis vraiment redevenu fan de BD, en particulier des BD adultes. Et après avoir écrit des romans, des essais et des pièces de théâtre, j’avais à cœur de me lancer dans la bande dessinée. Je l’ai fait en soumettant à Jacques Glénat cette saga. Mon ambition était de proposer une série qui soit à la fois grand public et engagée. Cela sonnait un peu comme un oxymore, quand je me suis rendu compte qu’il y avait déjà eu des BD sur le thème de l’agriculture, mais celles-ci s’adressaient souvent à une niche de lecteurs déjà acquise à la cause. De l’autre côté, on avait des BD très bien faites telles que Châteaux Bordeaux qui proposait un vrai récit épique et une saga familiale mais qui n’avait pas un propos social. Mon idée était donc de rassembler ces deux aspects en une seule série. Mais c’est très compliqué de lancer des sagas familiales dans la BD aujourd’hui, car le marché est saturé.

Comment s’est faite la rencontre avec le dessinateur Luca Malisan ?

C’est l’éditeur qui m’a mis en contact avec lui. Il m’avait proposé trois dessinateurs dont j’ai lu les albums. J’ai eu un coup de cœur pour le récit In vino veritas sur le vin en Toscane que Luca Malisan avait réalisé avec Éric Corbeyran. J’ai beaucoup apprécié la qualité des décors toscans que Luca avait dessinés et j’avais hâte qu’il fasse de même avec les paysages lyonnais. J’aimais aussi beaucoup son trait retranscrivant parfaitement les émotions, amoureuses notamment.

Les Seigneurs de la terre T.2
Fabien Rodhain & Luca Malisan © Glénat

Dans votre série Les Seigneurs de la terre, nous suivons le parcours de Florian, un brillant avocat en droit de la famille qui travaille dans un cabinet lyonnais. Votre récit débute en 1999 puis nous retrouverons plus tard Florian à notre époque. Pourquoi avez-vous débuté votre récit 20 ans en arrière ?

J’avais à cœur de montrer le parcours de quelqu’un qui fait son retour à la terre par le biais de l’agriculture bio au milieu des années 2000. Aujourd’hui, le bio c’est consensuel et plus personne ne remet en doute cette démarche de production, bien au contraire ! Pourtant il y a un peu plus de 20 ans, c’était un vrai risque de faire du bio car c’était très mal accueilli par le monde agricole. Les agriculteurs qui voulaient se lancer dans le bio étaient pris en grippe par leurs collègues, ils étaient perçus comme des hurluberlus. Les progrès sur le changement de mentalité ont été énormes, c’est important de le dire ! Donc, j’avais envie de montrer le courage et l’abnégation de ces agriculteurs qui se sont mis toute leur profession à dos pour pouvoir faire du bio. Je ne dis pas qu’aujourd’hui c’est facile de se lancer dans le bio -je sais que le monde paysan souffre beaucoup- mais faire du bio à notre époque n’est plus un sujet clivant. C’est pour cette raison-là que mon récit débute au début des années 2000 et je lui fait faire des bons de deux ou trois ans à chaque tome afin de rejoindre notre époque et de montrer ainsi l’évolution du secteur sur la question du bio. Sauf que pour des raisons que j’ignore (rire) l’épisode 4 se déroule en 2006. Mais pour le tome 5, j’ai fait une ellipse de treize ans pour retrouver Florian en 2019.

Dans les premiers albums, vous vous intéressez à la relation entre Florian et son père. Ce dernier est un riche propriétaire terrien et directeur d’une importante coopérative agricole. D’abord proche de son fils, il va ensuite violemment s’opposer à lui lorsque celui-ci va se lancer dans l’agriculture bio, au point de le renier... Je ne vous cache pas que cette violente opposition m’a choqué car je ne comprenais pas pourquoi il rejetait le bio à ce point. Je me disais qu’en tant qu’agriculteur, il devrait lui aussi avoir envie de produire une nourriture saine.

J’ai voulu créer le personnage du père de Florian pour montrer toute la difficulté des agriculteurs de sa génération à qui -et à juste titre- les politiques de l’après-guerre ont donné les moyens technologiques pour qu’ils puissent nous produire l’autosuffisance alimentaire.

Les Seigneurs de la terre T.3
Fabien Rodhain & Luca Malisan © Glénat

Le père de Florian dit d’ailleurs : « C’est nous qui avons nourri la France pendant des décennies. Nous avons construit ce pays ! »

Exactement ; mais on ne leur a pas dit que les produits qu’ils utilisaient dans leurs cultures étaient des poisons qui allaient avoir de lourdes conséquences sur l’environnement et la santé des consommateurs. Ils estiment au contraire avoir fait le job qu’on leur a demandé de faire. Quelques décennies plus tard, nous avons été en excédent et on leur a dit qu’il ne fallait plus seulement nourrir le pays mais aussi nourrir le monde. Du coup, ils sont partis sur une agriculture extensive. Pour moi, on les a manipulés car on ne peux pas nourrir le monde grâce à cette agriculture extensive. Mais après cela, on les a accusé d’être “des agriculteurs pollueurs”, ils n’ont pas compris l’accusation et se sont braqués car ils estiment avoir voué leur vie à nous nourrir. Ils ne comprennent fondamentalement pas cette accusation. Aujourd’hui, n’importe quel agriculteur sait le risque sanitaire qu’il prend en utilisant des pesticides mais à l’époque, ce n’était pas forcément le cas.

Mon récit est très documenté mais, à certains moments, je me suis demandé si je ne forçais pas un peu le trait. Mais lors des dédicaces, j’ai rencontré un agriculteur de Charente qui m’a avoué avoir vécu ces choses-là, mais en pire, car dans son expérience à lui, ils se sont tapés dessus ! Et des témoignages comme ça, j’en ai reçus à plusieurs reprises par la suite. Cela m’a scotché mais ces cas-là sont fréquents, malheureusement.

L’attitude de l’ancienne générations d’agriculteurs me fait penser aux G.I’s qui ont fait la guerre du Viêt Nam : ils ont donné leur vie pour leur patrie mais à leur retour au pays, ils ont été traité comme des pestiférés.

J’aime bien le parallèle que vous faites, je suis complètement d’accord ! Je n’y avais pas pensé avant mais je trouve cela assez juste comme comparaison.

Intéressons-nous au personnage de Florian. Nous l’avons dit, c’est un homme brillant et un humaniste mais il a aussi un comportement puéril et agaçant à d’autres moments, notamment dans sa vie amoureuse. Il apparait très minable.

Je ne voulais pas faire de héros parfait. Et puis, je voulais proposer un personnage qui évolue. Il a des qualités et des défauts comme n’importe qui. Il a des puérilités que l’on ne comprend pas, un peu comme moi : je ne comprends pas le comportement que peuvent avoir certaines personnes dans mon entourage. Il y a des choses que les gens font et qui me dépassent totalement. Mais il faut accepter que cela fait aussi partie de la nature humaine.

Les Seigneurs de la terre T.4
Fabien Rodhain & Luca Malisan © Glénat

Les deux premiers tomes des Seigneurs de la terre racontent les efforts de Florian dans l’agriculture bio. En revanche, dans les tomes 3 et 4, vous vous concentrez plus sur sa quête familiale, même si les enjeux agricoles ne sont jamais très loin. Pourquoi cette structure du récit ?

Pour le second cycle, j’avais envie d’emmener mon personnage ailleurs et d’universaliser un petit peu mon propos en montrant la réalité des paysans agricoles en Inde, qui vivent un drame absolu. Il y a des suicides massifs d’agriculteurs dans ce pays tellement leurs conditions de vie et de travail sont exécrables ! Et nous avons une responsabilité car notre mode de vie impacte tous ces paysans ailleurs dans le monde. J’ai choisi l’Inde mais j’aurais pu choisir le sous-continent américain ou l’Afrique. Mon ami l’essayiste et agriculteur écologiste Pierre Rabhi avait fait un travail phénoménal au Burkina Faso à l’époque avec le président Thomas Sankara pour lutter contre les pesticides et les OGM. Malheureusement après l’assassinat de Sankara, les pesticides sont revenus dans ce pays avec les mêmes problématiques qui se présentent en Inde. Donc mon but n’était pas de donner seulement un point de vue franco- ou européo-centré mais plutôt d’élargir le spectre afin de montrer à quel point ces sujets sont internationaux et surtout interconnectés.

Que vous a inspiré la décision de justice qui opposait ce jardinier américain atteint d’un cancer à la firme Monsanto ?

Cette affaire m’a donné beaucoup d’espoir car derrière l’action de ce jardinier, il y a beaucoup d’autres dossiers qui attendent Monsanto. Surtout, j’avais peur que le rachat de Monsanto par Bayer bloque la procédure judiciaire mais ce ne fut pas le cas. Pour moi, c’était une excellente nouvelle l’issue de ce procès.

Le tome 6 sera donc la conclusion Des Seigneurs de la terre ?

Oui, les tomes 5 et 6 vont conclure la série.

Les Seigneurs de la terre T.5
Album paru le 19 août 2020
Fabien Rodhain & Luca Malisan © Glénat

Voir en ligne : Découvrez la série "Les Seigneurs de la terre" sur le site des éditions Glénat

(par Christian MISSIA DIO)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782344036587

En médaillon : Fabien Rodhain
Crédit photo : Glénat/DR

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Les Seigneurs de la terre T.1, par Fabien Rodhain & Luca Malisan - éditions Glénat. Album paru le 10 février 2016. 48 pages, 13,90 €

Les Seigneurs de la terre T.2, par Fabien Rodhain & Luca Malisan - éditions Glénat. Album paru le 28 septembre 2016. 48 pages, 13,90 €

Les Seigneurs de la terre T.3, par Fabien Rodhain & Luca Malisan - éditions Glénat. Album paru le 6 septembre 2017. 48 pages, 13,90 €

Les Seigneurs de la terre T.4, par Fabien Rodhain & Luca Malisan - éditions Glénat. Album paru le 29 août 2018. 48 pages, 13,90 €

Les Seigneurs de la terre T.5, par Fabien Rodhain & Luca Malisan - éditions Glénat. Album paru le 19 août 2020. 48 pages, 13,90 €

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