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Fabien Vehlmann : « En tant qu’auteurs de fiction, notre rôle est de divertir le lecteur tout en y mettant du sens »

Par Charles-Louis Detournay le 7 février 2020                      Lien  
Co-détenteur du prix Goscinny 2020 pour son album "Le Dernier Atlas", créé avec Gwen de Bonneval, Fabien Vehlmann revient sur la naissance d'une série qui est passée par bien des remaniements avant d'être finalement publiée en 2019.

Quel a été le point de départ du Dernier Atlas ? Une image de robot géant provenant de votre père ?

Fabien Vehlmann : « En tant qu'auteurs de fiction, notre rôle est de divertir le lecteur tout en y mettant du sens »
Page de garde de l’album

Le livre est effectivement lié à mon père, mais de manière distanciée. Cette image du robot provient d’un collage que j’avais réalisé en 2003. J’aime réaliser des collages surréalistes. Je prends des affiches de films auxquels j’attribue des titres différents par le jeu du mélange. Ce qui génère des films qui n’existent pas. Dans ce cas, j’avais pris la photo d’un bateau vue de dos, et le titre se rapprochait des Géants du ciel. Et tout d’un coup, au lieu de la poupe d’un bateau, j’ai vu la tête d’un robot rouillé qui émergeait de l’eau, avec des personnes à l’intérieur.

Ce qui a généré ce concept de vieux robot dans une décharge, une vision assez nostalgique. Ce projet a connu beaucoup de rebondissements, dont celui de se réaliser un moment avec Guarnido. Puis, il est réapparu à la surface en 2010 avec Hervé Tanquerelle et Gwen de Bonneval, dans l’idée d’en réaliser une série au long cours, feuilletonnesque, pour la revue numérique de Professeur Cyclope. Effectivement, on ne voulait pas se limiter à de l’expérimentation dans cette revue, nous cherchions également à jouer sur l’affectif, et ce projet correspondait très bien à cette attente.

Mais cela n’a pas fonctionné !?

Non. Nous étions pourtant bien partis : Gwen et moi au scénario, Hervé au design de personnages, et une équipe de quatre dessinateurs issus de l’animation. Mais nous ne sommes pas parvenus à trouver notre rythme, et on s’est plantés. Les six premiers chapitres étaient pourtant écrits, et on les retrouve exactement à l’identique dans la mouture actuellement publiée. Nous avions pourtant déployé deux couches complémentaires. La première était la menace potentiellement extra-terrestre que je trouvais assez intrigante, et la seconde étaient la Guerre d’Algérie, d’où le lien avec mon père.

Associer la guerre d’Algérie avec le récit anticipatif de robots mis à la décharge, c’est plutôt surprenant !

Pour moi, cela donnait une tonalité supplémentaire à l’histoire. Et c’est Gwen qui lui a trouvé sa juste place. Depuis une dizaine d’année, je cherchais la bonne manière pour évoquer ce conflit, car j’avais compris qu’il avait profondément affecté mon père, et finalement pas mal de personnes de sa génération. Or en France, cette guerre est un angle mort absolu. Tous les appelés refusent d’en parler, lié à l’humiliation de la défaite et du manque de considération des métropolitains. À la différence du Vietnam, qui se passait de l’autre côté de la planète, la Guerre d’Algérie se déroulait juste en face de la Méditerranée. Avec beaucoup d’Algériens…

Et tous les problèmes liés au rapatriés et aux rescapés ?

C’est ce qui fait qu’à mes yeux, cela se rapproche plus d’une guerre civile. Un terme polémique que les Algériens indépendants vont renier car ils étaient algériens selon eux. Et des Français pourraient dire que les Algériens doivent rester chez eux et que cela n’avait rien d’une guerre fratricide… Sauf qu’à une époque, on a prétendu qu’ils étaient nos frères français, sans leur donner les droits qui les accompagnaient : une injustice majeure qui a envenimé la situation, déjà intenable. Et nous trouvions intéressant de traiter d’un récit colonial, sur un fond de possible invasion extra-terrestre, qui est également une colonisation.

Ce robot géant qui pourrit dans une décharge pourrait se révéler un bon résumé de la France qui a essayé d’envoyer le Clémenceau en Inde pour le faire démanteler, comme cela avait été le cas auparavant, malgré les dangers que cela constituait et les conséquences sanitaires pour les travailleurs. Donc un robot qui représenterait la grandeur déchue de la France, qu’une personne tente de remettre sur pied, générerait selon nous une belle fable française sur la réalité des soi-disant trente glorieuses.

S’ils vous tenait tant à cœur de traiter de la Guerre d’Algérie, pourquoi prendre le filtre de ces symboles et de cette anticipation ?

En réalisant un récit historique, je me serais retrouvé face aux experts en ce domaine. Nous préférions assumer être des auteurs de fiction avant tout, et donc notre rôle est de divertir le lecteur tout en y mettant du sens. On peut nous reprocher de divertir avec un sujet qui est loin d’être divertissant. Néanmoins, nous assumons cette part fictionnelle revendiquée avec ce robot géant qui n’a jamais existé. Donc, on ne se cache donc pas derrière une soi-disant fiction qui flirterait avec le réel.

Fabien Vehlmann
Photo : Charles-Louis Detournay.

Cette uchronie est alors une porte ouverte à des questions ?

Tout-à-fait ! On peut d’ailleurs réaliser un parallèle avec une autre de mes séries, Seuls, qui présente un entre-deux avec des héros qui ne sont ni vivants, ni morts. De même la Guerre d’Algérie a touché des personnes qui n’étaient ni-françaises ni-algériennes. Cette question est très présente en moi : alors que je n’ai jamais été là-bas, je sens que j’ai un lien avec l’Algérie par le fait que mon père y a été. J’ai ainsi rencontré des Algériens lors du Festival de BD d’Alger, qui m’expliquaient ne pas savoir s’ils étaient français ou algériens. Or ils avaient mon âge ; on parle donc bien de la deuxième génération.

L’autre point commun entre les deux séries est effectivement d’ouvrir le dialogue comme vous le soulignez. Dans le cas de Seuls, c’est pour parler de la mort, car ce n’est pas parce que le sujet est dur qu’on ne peut pas en parler aux enfants. J’ai ainsi été touché par la lettre d’un garçon dont son ami de sept ans était décédé. Il m’expliquait que même s’il comprenait que la série était une fiction, cela lui permettait d’imaginer que son ami puisse continuer à vivre des aventures, telle une porte de sortie.

Le Dernier Atlas est donc une série qui propose un pas de côté pour traiter d’un sujet qui demeure un point de cristallisation et de crispation pour la société française, un peu comme le Godwin Point de la France. Nous en faisons donc un récit national fictif assumé pour voir ce qui va en sortir.

Vous proposez des réflexions par le truchement des personnages ?

Déjà chacun d’entre eux dispose d’un passé. Avec Gwen, nous trouvons que les récits caricaturaux nous ennuient, ceux qui sous prétexte du genre prennent les lecteurs pour des idiots. Nous pensons qu’on peut faire du genre et raconter avec du fond. À mes yeux, voici un exemple de réussite en la matière : The Wire de David Simon, qui est un polar doté d’un fond sociologique. A l’inverse, Independance Day est un blockbuster (ce qui en soit ne me dérange pas), mais dont la couche alien est bourrée de clichés. En tant que spectateur ou lecteur, j’aimerai qu’on prenne en compte mon besoin de crédibilité comme une sorte de politesse, comme lorsqu’on me propose de retirer mon manteau avant de passer à table.

Le Dernier Atlas emprunte le rythme et l’efficacité des blockbusters, en soignant le page turner, avec du mystère, du cliffhanger, et peut-être des personnages qui vont disparaître. De plus, le récit possède un fond, il est riche et nourri. Dès lors, lorsque le lecteur a terminé sa lecture, il peut se dire qu’on ne lui a pas raconté n’importe quoi et qu’il a perdu son temps.

Tout louable qu’il soit, le multi-couches nécessite pourtant plus de finesse et de dextérité pour ne pas perdre le lecteur ?

Oui, cette recette qui mêle divertissement et fond est simple sur le papier, mais dans la pratique, la multiplication des portes d’entrée peut générer l’effet inverse, provoquer un haut-le-cœur et ne toucher personne. Là où l’on ne s’est sans doute pas trop trompé, c’est de rapprocher des thématiques qui possèdent tout de même des points communs : la colonisation, l’environnement et les flux de globalisation sont entre-mêlés comme dans la vie réelle ; dès lors, notre approche chorale et feuilletonnesque est liée à cette mondialisation et trouve son sens. Au-delà de la forme, il a un lien avec le fond.

Votre approche profite aussi de cet aspect innovant : qui aurait cru qu’on pourrait mêler la Guerre d’Algérie à un polar fantastico-sociologique ?

Même pas nous, car si nous avions su qu’on partirait dans cette direction depuis le début, on y aurait peut-être pas cru (rires). Un peu comme une construction, on a rajouté des couches en se rendant compte que la base était solide. On a donc essayé de pousser notre chance en rajoutant ces éléments. Bien entendu, il fallait que je travaille avec Gwen pour que cela prenne.

Parce que votre binôme est très soudé ?

On se connait bien car cela fait vingt ans qu’on bosse ensemble, ce qui permet de nous comprendre à demi-mot. Et quand l’un des nous deux n’est pas convaincu d’une idée, on est presque certain qu’il vaut mieux la laisser tomber car les lecteurs n’accrocheront pas. Chacun dispose de son point de vue, bien entendu, et de ses goûts spécifiques. Pour chaque idée, l’autre intervient alors rapidement en garde-fou, ou au contraire pour doper le concept s’il lui semble intéressant. Cette construction par strates, au lieu de tout générer d’un coup, nous a autorisé une ambition qu’on s’est presque découvert en cours de route.

Gwen vous a soutenu sur cette thématique de la Guerre d’Algérie ?

Oui, si ce n’était pas la thématique centrale de la série, pour montrer qu’un pays s’inscrit dans une histoire. Et il avait raison à plus d’un titre, car j’aurais été tellement accaparé que je m’y serais perdu. Bien sûr, j’ai fait quelques deuils sur ce que j’aurais voulu traiter. Par exemple, dans le tome 2 qui sort prochainement, s’inscrit un dialogue de cinq pages. Gwen m’a indiqué que c’est tout de même long, mais il m’a précisé qu’il savait pourquoi je les avais écrites, car je résume là vingt livres que j’ai lus. Comme on touche au cœur de ce que je voulais aborder à propos de la Guerre d’Algérie, il me les a laissées sans que cela se reproduise trop souvent. Et effectivement, il n’y en a que cinq dans le tome 2, qui seront sans doute lues un peu plus vite par certains lecteurs. Mais c’est aussi parfois un peu pour ces moments-là que j’écris un album, avec le risque que je puisse basculer dans un concept trop cérébral et que je perde le lecteur. Si on l’a mis dans Le Dernier Atlas, c’est en pensant d’abord au lecteur et à la lectrice, avec Gwen, Fred [Blanchard] et Hervé, pour que le récit soit excitant.

Le page turner est-il votre ligne de mire lorsque vous écrivez, surtout pour un récit volontairement aussi dense ?

Une édition noire et blanche de ce premier tome est sortie chez Canal BD

Impérativement pour tous mes albums. Car je pense qu’on demande du temps au lecteur, ce qui n’est pas anodin dans une société où nous sommes tous fortement sollicités. J’assume certains de mes one-shots qui peuvent être plus difficiles d’accès. J’ai essayé à chaque fois de les rendre attractifs, même si parfois l’aspect conceptuel a pu l’emporter sur le page turner. Dans le cas du Dernier Atlas, Hervé va y consacrer cinq ans de sa vie, l’éditeur s’investit beaucoup, et pour notre part, Gwen et moi n’avons bien entendu pas le même prix à la page que sur un 46 pages classique. À la fois par élégance vis-à-vis du public, et parce qu’on veut réaliser une bande dessinée populaire, nous voulons donc faire partager au lecteur ce que je ressens lorsque je regarde une série télé.

Dans le même esprit, le petit récit, qui vient parachever le premier tome, n’est pas obligatoire, mais devait apporter une vision géopolitique par l’angle du peuple ?

Oui, on s’éclate complètement avec Gwen en écrivant ce type d’appendice. Au début, nous voulions tout d’abord le placer en introduction, pour bien affirmer au lecteur qu’il s’agit d’une uchronie. Notre éditeur José-Louis Bocquet nous a fait remarquer qu’on rentrait bien dans le récit sans ce guide, que c’était au contraire plus intéressant que les lecteurs se posent des questions en cours de lecture, et que cela rajoutait paradoxalement de la fluidité à l’histoire. Bien entendu, je ne dispose pas du recul nécessaire pour trancher, et comme c’est une prise de risque assez nette, dans le doute, je suis l’avis de l’éditeur. C’est vrai que cette uchronie de quatre pages aurait pu être un tue-l’amour en introduction, tandis qu’en fin de récit, le lecteur ou la lectrice a le choix de lire ou pas.

On va donc garder en dossier final des éléments qu’on s’est amusés à créer. Dans le tome deux, ce sera sans doute le carnet technique d’un Atlas, avec le plan et le jargon employé par les membres d’équipage que j’avais écrit au cas où j’en aurais besoin dans les dialogues. Des coulisses qui ont du sens, et qui ne font pas sortir du récit.

Le dessin introduisant le récit uchronique en fin d’album.
Le T2 sort en avril prochain.

Lorsque le projet s’est remis en route, vous avez directement repensé à Hervé sur base des personnages qu’il avait créés graphiquement en 2010 ?

Oui, il avait exactement saisi les physiques des personnages principaux à l’époque. On s’était donc dit qu’on n’avait plus qu’à trouver les dessinateurs qui allaient reprendre cette base. Ce qui était presque impossible à cause du magnifique trait d’Hervé. C’était comme demander à sa petite copine de ressembler à son ex.

Quand le projet s’est planté, j’étais assez échaudé, car j’avais mis beaucoup d’éléments personnels dans le récit. Gwen m’a relancé en me disant que si le numérique n’allait pas, on pouvait le faire en traditionnel. Hervé s’imposait vu la façon dont il s’était accaparé les personnages. Mais je le voyais mal réaliser seul deux cents pages par tome (car on tenait à ce gabarit imposant). On a tout de même été lui en parler, et c’était comique car lui non plus ne voulait pas laisser tomber le projet sans espérer qu’on accepte. Et il avait eu une idée : intégrer Fred Blanchard pour mieux se répartir les tâches. Ce qui est super, car Fred parvient à rendre crédible des éléments qui ne le sont pas à la base. D’ailleurs, quand on regarde les dessins de l’intérieur du robot, cela sent la sueur.

Avec Laurence Croix à la couleur, l’équipe était alors complète, soutenu par Julien Papelier qui a été impeccable sur ce projet, alors que l’affaire était risquée et qu’il venait juste d’arriver. Il ne s’agissait pas uniquement d’additionner ces différents talents car on avait essayé de procéder ainsi la première fois, et on s’était plantés. Mais cette fois-ci, tout le monde s’est accordé comme par magie. Avions-nous muri ? Le projet avait-il profité de ce faux départ ? Toujours est-il que le timing était juste parfait.

Le marketing joue également ! Comme cette prépublication gratuite en libraire ?

Pour le coup, nous avons suivi le projet tel qu’il avait été imaginé initialement dans Professeur Cyclope, à savoir la publication en chapitre. Sauf qu’il s’agit ici d’un cadeau vers les lecteurs, avec le libraire en partenaire, car si les lecteurs pouvaient s’inscrire, les libraires offraient aussi les fascicules aux personnes les plus susceptibles d’en apprécier la teneur, du moins on l’imagine. Ces mille exemplaires par fascicule ont tout de même créé le buzz, surtout que les planches noires et blanches d’Hervé étaient très belles. Ce qui a d’ailleurs fini par générer cette version N&B publiée par la suite. Et pour le reste, rendez-vous pour le tome 2 au mois d’avril !

Propos recueillis par Charles-Louis Detournay.

(par Charles-Louis Detournay)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782800171166

Le Dernier Atlas, T1/3, par Blanchard, de Bonneval, Tanquerelle & Vehlmann chez Dupuis.

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✍ Fabien Vehlmann
 
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