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Jean-Laurent del Socorro : "La fabrication, c’est là que nous avons senti que nous mettions les pieds dans un autre monde."

Par Thomas FIGUERES le 5 mai 2020                      Lien  
Entretien en compagnie de Jean-Laurent del Socorro, directeur de la toute nouvelle collection d'albums illustrés ActuSF Graphics et auteur de "La Guerre des trois", nouvelle mise en images par Marc Simonetti. L'auteur y évoque son nouveau rôle au sein de la maison d'édition, de la création de la collection à la livraison des albums. Une plongée au cœur de la chaîne éditoriale.

D’où provient l’idée d’ActuSF Graphics, qui en a eu l’idée ?

Jean-Laurent del Socorro : L’idée originale, c’est Jérome Vincent qui l’a eue. Il voulait proposer un nouveau type d’objet au sein des éditons ActuSF. Nous sommes toujours à la recherche de ce qui se fait, se fera. Je pense que c’est assez flagrant sur L’Hypothèse du lézard, nous essayons de faire en sorte que ce soit plus qu’un simple album illustré, de mêler le texte et l’image de sorte qu’ils s’imbriquent complètement. Jérome avait l’idée d’un cadre assez fort avec un format plus ou moins défini et je me suis imposé en tant qu’auteur. Je voulais faire partie du premier wagon.

Jean-Laurent del Socorro : "La fabrication, c'est là que nous avons senti que nous mettions les pieds dans un autre monde."
Portrait de Jean-Laurent del Socorro par Cindy Canévet
© Cindy Canévet

Comment vous-êtes vous retrouvé propulsé à la tête de la collection ?

J-L S. : Je m’en suis emparé, d’une part en tant qu’auteur en proposant le texte et en ramenant Marc Simonetti, forcément ça intéressait, puis en proposant un nom fort pour le lancement : Alan Moore, en tant qu’éditeur. Ouvrir un Graphics avec Alan Moore nous semblait une évidence. Je tiens toutefois à signaler que nous n’avons pas pris qu’un nom, la nouvelle L’Hypothèse du lézard est un exemple. Ce qu’il fait vivre en termes de personnages en 120 pages est hallucinant. On est dans un huis-clos, dans un monde de Fantasy légèrement oriental. Il faire vivre à ses personnages, dans cette maison de plaisirs, un drame entre deux amants, sorte de tragédie à la Shakespeare recoupant toutes les thématiques de Moore. C’est magnifique.

J’étais donc auteur et éditeur et assez naturellement j’ai pris le lead sur la collection même si Jérome a continué de nous suivre. C’est moi qui ai pris la décision de recruter une illustratrice et qui ai proposé Cindy Canévet. Je vais continuer mon activité de directeur de collection pour les prochains titres tout en conservant l’idée un auteur/une autrice accompagné.e d’un illustrateur/une illustratrice. On a la chance d’avoir quelques auteurs et autrices étrangers qui sont propres aux éditons ActuSF, je pense notamment à Nnedi Okorafor, et je pense qu’un des prochains albums de la collection Graphics adaptera l’un de ses textes.

Lauréate du World Fantasy Award et du prix Imaginales, Nnedi Okorafor bientôt illustrée ?
© éditions ActuSF

La façon dont vous vous êtes emparé du projet témoigne t’elle d’un rapport particulier à l’image et au dessin ?

J-L. S. : Non pas du tout. Dans l’image, au sens large, je suis quelqu’un du cinéma et pas de la série, un petit peu de la BD et peu du manga, même si je m’y mets petit à petit. Ce projet m’a donc permis de voir comment cela se déroulait lorsque tu proposes à quelqu’un de mettre en images l’un de tes textes. En sachant qu’il y a une petite particularité sur La Guerre des trois rois, je ne voulais pas que ce soit un texte mis en images mais qu’il puisse y avoir l’inverse.

J’ai fait un texte très visuel, habituellement je ne détaille pas autant. Pendant mon écriture et le travail d’illustration, Marc m’a fait des propositions, visuelles ou textuelles qui m’ont amené à modifier le texte. De la même manière, certains dessins proposés par Marc ont été remaniés pour réapparaître dans le texte. Un dialogue s’est donc rapidement mis en place. Je ne voulais pas d’une relation à sens unique.

L’un des derniers best-sellers en termes d’illustration de textes relevant de l’imaginaire est probablement l’entreprise d’adaptation des nouvelles de Lovecraft par François Baranger aux éditions Bragelone. Une inspiration ?

J-L. S. : Les albums illustrés de Baranger chez Bragelone… Le premier a dû sortir il y a trois ans, c’était L’Appel de Cthulhu. Il s’est emparé et a investi le monde de Lovecraft, c’est un pari audacieux. Pour la petite histoire, quand François Baranger cherchait une maison d’édition pour accompagner le projet, nous nous y étions intéressés. Et pour le coup Bragelone a été assez courageux parce que c’était un gros projet. Il n’a pas fait de demi-mesure sur le format du bouquin avec, ne nous mentons pas, un projet au coût énorme. C’est un carton mérité. Concernant le travail de Baranger, c’est assez drôle car on voit que c’est un illustrateur. L’image est tellement forte qu’on a presque l’impression que le texte vient après.

© François Baranger/éditions Bragelone

Comment, dans le cadre de la collection Graphics, le directeur de collection constitue-t-il son équipe ? (illustration, maquette, traduction, etc)

J-L. S. : C’est une excellente question sur la fabrication. Pour nous, la fabrication, ça a été la découverte. C’est là que nous avons senti que nous mettions les pieds dans un autre monde.

Sur le Simonetti, c’est un cadre particulier. Nous voulions faire un projet ensemble et le risque n’était pas débordant : il fait de l’illustration de Fantasy, est passionné d’Histoire (et pas qu’un peu !) et je fais de l’historique. Nous nous sommes rencontrés autour d’une table ronde à la médiathèque d’Annecy et avons très bien sympathisé.

Je voulais travailler avec lui, ça me trottait dans la tête et Jérôme Vincent avait déjà l’idée d’une collection Graphics. Un des objets qui lui avait tapé dans l’œil à l’époque était le Dragon de glace de George R. R. Martin illustré par Luis Royo chez Flammarion, qui est quasiment sur le même format avec le principe de jaquette. On a poussé l’idée et décidé qu’il nous fallait au moins deux albums pour lancer la collection. C’est à ce moment-là que je me suis emparé du projet et ai contacté Marc Simonetti. Il était d’accord, je commençais alors l’écriture d’une nouvelle inédite. Donc, naturellement, les choses se sont plutôt bien goupillées.

© Flammarion

Pour le second ouvrage, nous avons tiré un autre fil. Jérôme et moi sommes deux fans absolus d’Alan Moore. C’est lui qui est allé chercher La voix du feu pour l’éditer en Hélios. Personnellement, j’adore la nouvelle L’Hypothèse du lézard. Elle était trop courte pour l’éditer en poche. On s’est dit que c’était le texte parfait pour notre collection Graphics. Un truc sombre, une espèce de tragédie en deux actes qui se délite… Juste formidable !

Nous n’avions plus qu’à trouver un illustrateur, ou plutôt une illustratrice. Nous voulons que sur chaque ouvrage il y ait un homme et une femme. Dans le cas de Simonetti et moi, c’était un peu coincé. Pour L’Hypothèse du lézard, on a une illustratrice qui s’était remarquer sur du noir et blanc, notamment pour l’illustration Lovecraft : Je suis Providence. Sur ce texte qui est quand même âpre, assez dur, nous nous retrouvions avec un visuel un peu sombre et on pensait qu’elle pouvait arriver à faire quelque chose. On ne s’est pas trompés.

Chose intéressante, c’est elle qui a fait la mise en pages de L’Hypothèse du lézard, et c’est quelque chose que nous redemanderons aux prochains illustrateurs. Parce que même si c’est un illustrateur, Zariel qui a réalisé la maquette de La Guerre des trois rois et lui a apporté une certaine couleur au niveau de la mise en page, la force qui a été ajoutée à L’Hypothèse du lézard tient au fait que Cindy n’a pas pensé à un livre illustré mais d’emblée un objet-livre, avec une certaine mise en page. On se trouve alors avec quelque chose qui glisse du côté de l’OVNI, entre le livre illustré et la BD. Certaines illustrations rajoutent des éléments narratifs comme lorsque l’on voit les deux personnages et en fond, leurs ombres se disputer. On a alors des échos du texte se répercutant sur la forme et la mise en pages, un mot mis en exergue, etc. Cindy Canévet a pu jouer elle-même avec l’objet de A à Z , une chose que nous souhaitons renouveler car nous n’avons pas été déçus. C’est désormais Madame Alan Moore France !

Illustration de couverture de "Lovecraft : Je suis Providence" par Cindy Canévet
© Cindy Canévet/éditions ActuSF

Lovecraft, Moore. Déjà deux auteurs majeurs des imaginaires pour une si jeune artiste…

J-L. S. : Elle s’est mise pas mal de pression. Pour la petite histoire, lorsque nous avons demandé les droits pour l’album, l’agent est revenu rapidement vers nous en nous disant qu’Alan Moore se fichait du pognon. En réalité il nous l’a cédé pour une misère. Par contre, il ne voulait pas nous céder les droits avant d’avoir une idée de l’illustratrice. Il a dit quelque chose comme : "Faites-moi envie avec les dessins." C’est là que nous sommes allés chercher Cindy, avons préparé un book et qu’il a pris le temps de regarder… Et validé ! Maintenant, on espère qu’il ne brûlera pas le bouquin quand il le recevra. En tant que fan girls et fan boys, ce que nous aimerions faire ensuite, c’est prendre nos sacs à dos avec des L’Hypothèse du lézard et lui porter quelques exemplaires pour discuter avec lui.

Pourriez-vous maintenant nous renseigner quant au rachat de droit d’un texte pour une adaptation. Vous nous avez dit que Moore avait accepté de vous le céder pour une somme modique, mais Les Moutons électriques ayant précédemment édités le texte, devez-vous négocier avec-eux ? Éclairer nous sur cette phase du processus éditorial.

J-L. S. : Il y a deux choses à ce niveaux-là. Les Moutons électriques font partie des "Indés de l’imaginaire", j’ai donc appelé André-François Ruaud, le directeur des Moutons électriques pour lui dire que nous allions lancer une collection graphique et que nous souhaitions reprendre L’Hypothèse du lézard qui n’était plus exploité dans son catalogue. Il était d’accord. Nous étions donc en bons termes dès le départ. On se retrouve ensuite sur un rachat de droit classique, c’est-à-dire qu’on contacte l’agent de l’auteur et on fait une proposition. Ça a donc été relativement simple avec la petite histoire contée plus haut concernant le fait qu’Alan Moore ne demandait pas de sous et qu’il voulait simplement s’assurer de la partie graphique.

Sans rentrer dans les détails techniques, si le texte n’est pas ailleurs, on va directement voir l’agent, et l’auteur si celui-ci n’a pas d’agent. Les contacts avec les éditeurs se font lors de l’édition d’un poche. Mais 9 fois sur 10, l’éditeur du grand format possède les droits pour l’édition poche. Il faut alors les racheter pour produire son poche.

© Les Moutons électriques 2005

Venons-en à la traduction. Patrick Marcel avait déjà traduit l’édition française de 2005 de L’Hypothèse du lézard aux éditons Les Moutons électriques. A-t-il repris sa traduction pour l’occasion ?

J-L. S. : Patrick Marcel, en plus d’être un grand professionnel est une personne adorable que nous croisons régulièrement sur les salons. Pour la toute petite histoire, il se trouve qu’on ne travaillait jamais avec lui et que l’on se trouve à travailler ensemble deux fois coup sur coup. J’ai fait rééditer une intégrale de textes d’Ellen Kushner, dont les inédits ont été traduits par Patrick Marcel et là, L’Hypothèse du lézard. En plus d’être ravi, Patrick a repris tout le texte. Lorsqu’il reprend un texte c’est incroyable, sur de toutes petites tournures, alléger un mot…

Poursuivons la constitution de l’équipe ayant œuvré à la réalisation de ces deux albums. Après les auteurs, les illustrateurs, les maquettistes et les traducteurs,…

J-L. S. : Le travail de coordination de fabrication réalisé par Samantha Chaudron qui était au suivi de fabrication à ActuSF était absolument titanesque, notamment au niveau du calage technique pour l’impression. On a choisi ce format-là et du noir et blanc pour des pressions de coût, mais on voulait laisser la possibilité aux artistes de se faire plaisir avec de la couleur pour un impact plus fort. Sauf que cela mène à des contraintes de fabrication concernant lesquelles je n’entrerai pas dans le détail.

Ce travail de chef de fabrication a été extraordinaire car aujourd’hui l’outil est calé. On passe d’un univers où l’on fabrique des livres, ce qui est finalement relativement simple, à un objet qui se veut un objet de désir, avec du noir et blanc, des inserts couleurs, deux types de papiers, une jaquette, … Et tout ça en essayant de tirer des coûts qui soient bas. Nous ne voulions pas sortir des albums à 30 euros.

L’air de rien, je pense que ça peut faire sourire des gens de la bande dessinée très au fait, mais pour nous c’est une nouvelle chaîne graphique que nous ouvrons et cela diffère complètement de ce dont nous avions l’habitude.

Venons-en maintenant à votre activité d’auteur et la nouvelle La Guerre des trois rois. Ce texte s’inscrit dans l’univers du roman Royaume de vent et de colères précédemment publié aux éditions ActuSF. Faut-il y voir une sorte de prequel ?

J-L. S. : On peut considérer qu’il se déroule avant Royaume de vent et de colères, sachant qu’il y a un énorme flashback au milieu du roman qui retrace la vie de tous les personnages avant d’arriver à la fin. La nouvelle s’intègre dans l’un des flashbacks des personnages où Axelle, qui est un personnage des Royaume de vent et de colères, prend la suite de la compagnie. Il fallait donc que je trouve un trou, qui soit historiquement intéressant tout en ne me contredisant pas avec le roman. On a donc trouvé ce petit moment historique où se mêlent assassinats, trahisons et autres joyeusetés.

Faut-il comprendre que le personnage de Tremble-voix, véritable point d’ancrage graphique du récit était déjà présent dans Royaume de vent et de colères ?

J-L. S. : Il était effectivement déjà présent et griffonnait déjà un petit peu. Mais il se trouve qu’il a eu une nouvelle qui lui est quasiment dédiée dans la version collector de Royaume de vent et de colères. Elle se déroule après le roman, une sorte d’épilogue où le fait qu’il dessine à son importance. Je ne l’ai donc pas créé pour faciliter l’apport de l’illustration, mais je me suis senti obligé de l’intégrer comme une sorte d’avatar à Marc.

© éditions ActuSF

Que ce soit lorsque vous en parlez ou à la lecture, nous pouvons ressentir le plaisir que vous avez pris à l’écriture de cette nouvelle illustrée. Avez-vous d’autres projets d’écriture destinée à l’illustration, notamment pour ActuSF Graphics ?

J-L. S. : Si je repartais sur un nouveau projet, je pense que je repartirai avec Cindy. Mais elle s’était mis une telle pression pour L’Hypothèse du lézard que je vais lui laisser le temps de se reposer. Sinon j’aimerais bien, si ce n’est dans l’univers de mon second roman Boudicca, investir le monde celte. Je pense que visuellement il y a des choses à faire.

Pourriez-vous citer des textes que vous souhaiteriez voir apparaître prochainement dans la collection ?

J-L. S. : Nous n’avons pas encore beaucoup démarché. Confinement oblige, les albums devaient sortir là et sont un peu décalés. Nous voulions voir quel allait être l’engouement (ou pas) pour déterminer les textes des prochains albums. Pour le moment nous avons envie d’aller voir des auteurs de grands classiques, par exemple Bradburry ou Matheson. Mais d’un autre côté, nous sommes attirés par de l’inédit francophone. Nous pensons garder ces deux veines. Il y a des objets-monstres à faire vivre ou revivre comme L’Hypothèse du lézard, mais il est tout aussi intéressant de demander un texte d’un auteur francophone.

(par Thomas FIGUERES)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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