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Luc Warnant : « La solitude du métier d’auteur de BD me pesait énormément... »

Par Marc Dacier le 11 mars 2019                      Lien  
Il y a exactement trente ans, le créateur graphique de la série Soda arrêtait brusquement la BD, en plein succès... A la fois célèbre et mystérieux, Luc Warnant revient sur son parcours étonnant.

Vous avez été formé à l’institut Saint-Luc de Liège.

J’ai fait quelques années à Saint-Luc et puis je suis allé à l’Académie des Beaux-Arts et là j’avais toute liberté pour commencer la BD. Alors que j’étais encore aux études, je travaillais déjà pour le quotidien belge Vers l’Avenir dans lequel j’ai pu notamment réaliser une histoire complète pour Mittéi, dont j’avais repris le personnage de L’indésirable Désiré. Les études m’ont donc permis de démarrer très vite , finalement.

Votre vocation, c’était la BD ?

Ah oui ! Oui, oui, je ne voulais faire que ça, ce qui effrayait un petit peu mes parents qui étaient des travailleurs indépendants aussi. Tout le monde sait que la BD est un métier d’indépendant, et ça les inquiétait parce que ce n’est pas évident du tout, mais c’est vraiment ça que je voulais faire : le dessin.

Vous avez donc été assistant de Mittéi puis, comme beaucoup d’auteurs belges débutants, Vous avez intégré un studio, en l’occurrence celui d’Édouard Aidans.

C’est ça. Pour le quotidien Vers l’Avenir, j’avais repris ses personnages pour enfants Pouf et Poil-au-nez, dont j’ai réalisé deux ou trois histoires.

Luc Warnant : « La solitude du métier d'auteur de BD me pesait énormément... »

Timothée O. Wang
© Luc Warnant

Mittéi, Aidans, ce sont des grands noms de la BD belge. J’imagine que vous avez beaucoup appris auprès d’eux ?

Bien sûr, bien sûr, ils m’ont apporté énormément, ainsi qu’un « vieux de la vieille » de la BD belge, maintenant oublié, Monsieur André Beckers qui lui m’a vraiment pris sous son aile et m’a appris des tas de choses, ce qui m’a mis le pied à l’étrier . Il m’a emmené voir des dessinateurs, des éditeurs.

Il y a quelqu’un à qui je dois également beaucoup, c’est Gos (Roland Goossens), le dessinateur du Scrameustache. On s’est rencontrés pendant les vacances et j’ai dessiné pour lui quelque cases de Gil Jourdan, une série dont il a été question à un moment donné que je la reprenne. Il m’a donc emmené chez M. Dupuis. Monsieur Dupuis ! Moi, c’était mon rêve ! Ce monsieur très charmant m’a accueilli, je lui ai montré mes planches, avec le personnage que je venais de créer, Thimothée O. Wang, et il m’a dit : " - Ne préférez-vous pas dessiner votre propre personnage plutôt que de reprendre Gil Jourdan ?" Alors là, je planais à 30 centimètres du sol !

Il a appelé Thierry Martens, qui est descendu puis m’a emmené au distributeur de bières qui se trouvait dans le corridor. Tout le monde sait que c’était un amateur de bière, et il avait fait installer cette machine chez Dupuis (rires) ! Et il me dit «  - Écoutez, je comprends bien que vous ayez envie de dessiner votre personnage, mais il est plus prudent de démarrer avec quelque chose de déjà connu, de bien établi, parce qu’il va falloir en vivre... » Et quelque part il avait raison, bien sûr. Mais quand on est jeune, on se dit « - Cause toujours, je vais dessiner mon personnage et ça va marcher aussi bien, ça ne me fait pas peur ! » (rires) . Et j’ai démarré avec Timothée O. Wang en 1981 !

C’était un personnage à la Tillieux ?

C’est ça. Parce que Tillieux c’était un grand bonhomme, quand même... Comme Franquin.

"Soda" par Luc Warnant et Tome
© Dupuis

Vous les avez connus ?

Je n’ai malheureusement pas eu l’occasion de rencontrer Tillieux parce qu’il est mort pendant que je démarrais. Mais Franquin par contre... Un matin, ma femme me réveille - j’avais dessiné très tard la nuit précédente et j’étais encore au lit - et me dit «  - Il y a un certain M. Franquin au téléphone. » « - QUOI ?  » (rires). Je ne suis jamais allé aussi vite pour me lever ! Puis je suis allé répondre en bafouillant à Franquin, qui m’appelait à propos de Pour, un journal d’opinion belge dont il était à l’époque directeur artistique. Il voulait que je travaille avec lui, et vous savez quoi ?, j’ai dû lui dire non. Ah ! Dire non à Franquin, c’est inimaginable, quand même !

Vous n’aviez pas le temps ?

Je travaillais sur ma série, et je lui ai dit «  - Je suis atrocement lent, et le dessin c’est difficile. » Alors il s’est flanqué à rire et il m’a répondu « - Mais qu’est-ce que tu crois ? C’est difficile pour moi aussi ! » Et on a discuté comme ça pendant presque deux heures. C’est un gars extraordinaire, Franquin ! Il me disait « - Si tu savais le nombre de dessins que je jette à la poubelle !  » et alors on s’imagine au fond de la poubelle de Franquin à réceptionner tout ce qu’il « jette » ! Toujours à propos de Franquin, qui est mon idole comme on l’aura deviné, j’ai un jour reçu un coup de téléphone de Yann qui écrivait les scénarios du Marsupilami à l’époque : « - Tu sais quoi ? Franquin m’a dit quelque chose qui va te faire très plaisir. S’il devait y avoir une suite à Gaston, c’est toi qui la dessinerais. » Alors là ! C’est à un mètre du sol pendant toute la journée, que j’ai plané ! C’est extraordinaire, c’est extraordinaire ce genre de truc, on ne le vit qu’une fois !

"Timothée O. Wang" par Luc Warnant

Revenons à votre série, Thimothée O. Wang. Combien a-t-elle compté d’histoires ?

Il y a eu une histoire de vingt planches et une de 44, La statue vivante, sortie en album chez Soleil il y a longtemps, au début de cette maison d’édition.

Comment vous êtes-vous retrouvé à dessiner Soda en 1986 ?

Eh bien, j’avais du mal à faire à la fois scénario et dessin, étant déjà très lent. Et Philippe Vandooren, le rédacteur en chef de Spirou, m’a alors proposé de travailler avec Yann. Je savais ce dernier intéressé par ce que je faisais, et il a apporté l’idée d’une histoire qui se passerait pendant la Guerre du Vietnam. Je me suis donc mis là-dessus, mais je ne me sentais pas à l’aise. Cette guerre, c’est quand même très dur, et je n’avais pas trop envie d’en rire. Le scénario était très bien écrit, c’est Yann quand même, ce n’est pas n’importe qui. Mais je lui ai expliqué mon problème, tout simplement, et il a parfaitement bien compris, n’est pas parti vexé.

Et alors j’ai reçu un coup de fil de Philippe Tome, qui lui aussi était intéressé par mon dessin. Quelle chance j’ai ! Il m’a demandé si ça m’intéressait de travailler avec lui. «  - Mais bien sûr ! » (rires) Il m’a donc proposé cette fameuse idée de flic. Du côté graphique, j’ai apporté l’idée que Soda n’ait que trois doigts. D’autre part, le personnage n’était pas du tout comme ça au départ, il était plus trapu, plus « camionneur ». C’est en dessinant des recherches que j’ai trouvé sa silhouette.

"Soda" par Luc Warnant et Tome

Ça a marché dès le début, Soda ?

Oui, ça a répondu assez vite. Ce n’était pas non plus Astérix, hein, restons calme, mais ça répondait. Ce qu’il y a c’est que, au sein du Journal de Spirou, Vandooren nous disait « - Vous êtes quand même limite, c’est un journal pour enfants, n’oubliez pas les gars ! » (rires) Et nous on racontait des bastons, on avait un héros armé d’un 357 Magnum...

Le grand mystère, c’est qu’en 1989, vous arrêtez Soda à la onzième planche du troisième tome, Tu ne buteras point. Pourquoi ?

Ah ah. Eh bien j’ai arrêté parce que dans le monde de la BD, on est très seul. Quand on travaille on est seul. On discute avec le scénariste, pour mettre au point l’histoire, mais on est seul. Et ça, ça commençait à me peser énormément. Or, à ce moment-là, j’ai eu l’occasion de tâter, tout à fait par hasard, à la 3D. Une entreprise avait besoin d’un dessinateur et je me suis dit que, plutôt que de me morfondre tout seul, le travail en équipe m’apporterait de l’oxygène. Et c’est effectivement ce qui s’est produit.

Mais vous n’avez même pas fini le troisième tome de Soda !

Oui oui. Heureusement, Bruno a repris...

Bruno Gazzotti. Qui l’a trouvé, vous, l’éditeur... ?

C’est Tome. Bruno travaillait sur Le Petit Spirou, il était l’assistant de Janry.

Une dédicace de Luc Warnant
© Dupuis

Ça vous satisfaisait ? Ça doit faire bizarre de voir quelqu’un d’autre reprendre des personnages que vous avez créés.

Oui, oui, bien sûr. C’est... C’est vraiment bizarre, oui, il n’y a pas d’autre mot, c’est bizarre. Mais c’est intéressant aussi de voir comment ça évolue. Et maintenant c’est Dan, quelqu’un de très chouette, qui a repris. C’est vraiment un brave gars, en plus. Je l’ai rencontré dans une librairie ou je dédicaçais. Il m’a tendu un exemplaire du premier Soda. J’ai fait un dessin et lui ai demandé « - C’est pour qui ?  » « - Pour Dan ». Mais je n’ai pas fait le lien, alors il m’a dit un petit peu timidement « - C’est moi qui reprend la série... » « - Aaah ! Mais il fallait le dire !... » Et on a discuté un petit peu. C’est vraiment un gars bourré de talent.

Vous avez donc abandonné la BD pour vous consacrer à l’image de synthèse, qui n’en était qu’à ses débuts, non ?

Oui. Pour vous donner un repère, Pixar ne faisait alors que des courts métrages. L’image de synthèse, à l’époque, servait surtout à faire de belles poutrelles bien droites et des roues bien rondes. Et nous, on ne voulait justement pas des poutrelles bien droites et des roues bien rondes, on voulait apporter de la vie là-dedans. Et donc, avec cette société qui démarrait, on a développé un logiciel qui permettait de faire des personnages un peu plus facilement, les techniques n’étant pas du tout adaptées pour ça à l’époque. Ça a changé depuis, on peut maintenant faire ce qu’on veut avec des logiciels de sculpture 3D absolument fabuleux.

Une séquence de "Soda" par Luc Warnant et Tome

Vous avez travaillé sur le film d’animation Tristan et Yseut de Thierry Schiel (2002).

Oui, ainsi que sur des séries TV. Je suis aujourd’hui à la retraite, mais j’ai également enseigné la 3D et la sculpture pendant un certain nombre d’années à la Haute École Albert Jacquard de Namur. Là, j’ai pu rencontrer des étudiants qui étaient demandeurs, et c’était passionnant, car ils voulaient apprendre et moi, quand je peux parler de 3D, de dessin et de sculpture..., il faut m’assommer pour que je m’arrête. Donc là, ils avaient de quoi s’abreuver.

Après l’arrêt de Soda, vous vous êtes complètement coupé du milieu de la BD ou bien vous avez continué à le fréquenter ?

Je m’en suis coupé. Mais ça n’a pas changé grand chose, car j’avais toujours été très casanier. Je ne me suis donc jamais fâché avec personne.

Pas même avec Tome ?

C’est toujours la question qu’on me pose : comment Tome a-t-il pris la chose ? Il a compris . C’est lui aussi quelqu’un de formidable.

Vous allez tout de même parfois, aujourd’hui, dédicacer les premiers Soda en librairie.

Oui, et c’est chouette, car il y a encore des gens qui se souviennent de moi (rires). C’est fou, quoi ! Et c’est très agréable de pouvoir discuter avec des lecteurs.

Le film d'animation "Tristan et Yseut" de Thierry Schiel (2002) sur lequel Luc Warnant a travaillé.

Avez-vous des projets en BD ?

Oui ! J’ai un projet qui allierait la BD traditionnelle et la 3D. J’ai envie de marier ce que je connaissais de la BD avec ce que je connais maintenant de la 3D. Parce que la 3D, c’est quelque chose d’extraordinaire, c’est vraiment magique. Attention, ne confondons pas 3D et stéréoscopie. En 3D, le personnage existe en relief dans la mémoire de l’ordinateur, on peut tourner autour, mais on le filme en 2D. Mais là où ça se complique, c’est qu’on peut aussi voir des films en 3D et en stéréoscopie. Et je vais donc utiliser cette technique parce qu’elle permet plein de choses : on sculpte son personnage, on lui met de la couleur, on le maquille, on le place sur le plateau virtuel. Sur ce même plateau, on place des lumières, un brouillard, etc. On peut vraiment façonner tout un univers derrière la vitre de son écran.

Vous écrirez vous-même le scénario de cette BD ?

Oui. Il est dans ma tête et je suis déjà en train de le coucher sur le papier. Ce sera une histoire complète, un conte de Noël parce que j’ai envie de renouer avec la bonne vieille époque des numéros spéciaux de Noël de Spirou qui me faisaient rêver, plutôt que de faire des machins où on se tape dessus.

Vous avez déjà un éditeur ?

Non. Je vais automatiquement le proposer chez Dupuis, et puis on verra bien !

Luc Warnant
Photo : Marc Dacier
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(par Marc Dacier)

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Soda Dupuis ✍ Philippe Tome ✏️ Luc Warnant
 
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5 Messages :
  • Très intéressante interview...
    Et SODA, il y aura une suite ou pas ? Plus rien depuis le premier album de DAN qui commence à dater...

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    • Répondu par Adrien LAURENT le 11 mars 2019 à  17:37 :

      Dan et Tome en sont à la moitié du nouvel album de Soda.

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    • Répondu par Roland le 11 mars 2019 à  17:58 :

      Un très grand dessinateur ce Monsieur Warnant ! je me rappelle avoir été tellement déçu à l’époque d’apprendre qu’il arrêtait Soda. Je trouvais son trait original, sec, nerveux et fin (travaillait il au Rotring ou à la plume ?) et la mise en page très originale et dynamique ..J’ai été très surpris que les éditions Dupuis à l’époque publient une telle BD car on est très loin du cœur de cible de Spirou. Le succès d’une telle série est aussi dû au scénariste que je ne veux surtout pas oublier ni négliger, et la reprise par Gazotti (excellentissime dessinateur) était parfaite mais le trait bien que magnifique était plus propre que celui de Warnant : quand à Dan je n’ai rien contre, sa reprise était très bien mais un seul album c’est un peu court pour se faire une idée et oui on reste dans l’attente du prochain tome...

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    • Répondu par joel le 11 mars 2019 à  18:53 :

      waaaaa, revoir du Warnant, mais vous vous rendez compte ce que vous nous envoyez là, comme ça, mine de rien ? Il a été un de mes auteurs préférés dans les années 80 avec Colman, Maltaite, Janry... quelle équipe talentueuse...

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      • Répondu par Francois le 20 janvier 2020 à  12:58 :

        Superbe interview, merci. Tous curieux de voir ce que Mr Warnant va réaliser comme univers dans ce genre ! J’ai hâte.

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