Il y a seulement quelques artistes qui ont vraiment influencé la façon dont les histoires dessinées en BD sont racontées, Neal Adams est parmi eux. Clairement, il y a un "avant et un "après" Neal Adams dans l’Histoire des comics.
Arrivé sur la pointe des pieds dans le milieu, tombé tout droit des comic strips -ces BD quotidiennes qui ont fortement contribué à améliorer les ventes des journaux d’informations généralistes- et de la pub, il amène aux comic books un certain sens du réalisme photographique (on utilise beaucoup la photo référence dans les milieux du strip et de la pub), une efficacité supplémentaire, esthétique et narrative ; quand il a fait irruption chez les éditeurs du genre dans les années 1960.
Badaboum : les comics ne seront plus jamais les mêmes en terme de dynamique et de crédibilité !
Alors que Jack Kirby le "King of Comics" et co-créateur de la plupart des personnages iconiques de Marvel vient tout juste de bousculer les ressorts du médium pour leurs insuffler une énergie insensée et stylisée : John Buscema avec son dessin 100% de mémoire chez Marvel et Neal Adams, le roi de la référence photo bien assimilée, chez DC Comics, vont définitivement bousculer dans les années 1960 et 1970 jusqu’à encore aujourd’hui, la notion de réalisme dans les comics.
Bien sûr, Joe Kubert, Carmine Infantino, Gene Colan (un autre roi de la référence photo mais version "gris") Jim Steranko et Gil Kane sont là aussi.
De retour dans le milieu, l’avisé et néanmoins immense Will Eisner va vite comprendre qu’il est dépassé. Et, en incontournable créateur et subtil homme d’affaire totalement revendiqué, il va se diriger vers des récits plus intimistes, pour un public supposé différent, et développer le discours qui convient jusqu’à omettre de manière tout à fait consciente -mensonges par omission, silences et flou artistique, clivages finement orchestrés- une série d’éléments historiques et factuels en direction de lecteurs, vendeurs et commentateurs, souvent plus aisés, qui ne demandaient qu’à le croire.
Will Eisner est avec Joe Kubert et Bob Kane (Batman) un des rares artistes à ne pas s’être fait arnaquer dans le milieu des comics. C’est une qualité, on va le voir.
L’arrivée d’Adams est une révélation pour beaucoup de lecteurs et professionnels époustouflés par la qualité viscérale de son style réaliste, son sens de la mise en page. Tous deux particulièrement novateurs pour l’époque, avec son utilisation de la perspective, des ombres et du raccourci (perspective du corps) qui étaient sans précédent. Entre autres genres, il a complètement reconfiguré la façon de voir les super-héros et fait encore école. Il est l’un des artistes qui ont vraiment fait entrer DC Comics dans l’âge de bronze, si l’on appolique la nomenclature de l’Histoire des comics classée en différents âges (Gold, Silver, Bronze...).
Qualifié de « réalisme romantique », avec un style qui donne une version des personnages iconiques des comics, surtout surhumains, dans l’apparence qu’ils auraient s’ils existaient vraiment, Adams est considéré comme l’un des rares artistes de cette industrie à pouvoir dessiner tous les personnages majeurs et les rendre meilleurs -entre juste exagération et réalisme parce que ça reste du dessin, narratif, et pas de la décalque- que représentés par tous ceux qui les ont dessiné avant et après.
Mais, ce 80e anniversaire, Neal Adams a bien failli ne jamais le fêter : "Il y avait de fortes chances pour que je sois mort" a-t-il dit peu avant cette date du 15 juin, jour de sa naissance. Ainsi, dans une vidéo du 6 juin 2021 sur sa page Facebook, il a confirmé qu’il avait résisté à une septicémie. Une très grave infection sanguine qui l’a conduit dans une unité de soins intensifs pendant onze jours, pour subir une dialyse pendant quatre de ces jours. Mais Neal Adams le super-héros des comics a survécu à cette maladie, dont décèdent de 40 à 60 % des patients atteints.
Un incurable combattant, même s’il y a laissé des plumes.
Investissement pour les artistes de comics.
Alors, est-il un super-héros des comics, Neal Adams ? Oui, vraiment oui ! Car en plus d’un talent énorme et décisif pour le médium, ce géant de la BD est un défenseur acharné des droits des créateurs, dans ce milieu assez impitoyable.
Sans compter tous les débutants qu’il recevait dans son studio, sur l’heure, car cette superstar était volontairement dans l’annuaire téléphonique, pour leurs prodiguer conseils et leurs trouver du travail quand il les estimait prêts. Son aura était si grande que si Neal Adams téléphonait pour recommander quelqu’un, les editors US accueillaient l’aspirant de bonne grâce "Si Neal estime que... Alors !"
Oui, sa majesté Neal Adams (avec toute l’ironie et l’admiration possible de celui qui écrit ces lignes tant l’artiste sait jouer de son "personnage") a estimé ! Estimé au service des autres !
Un certain Frank Miller tout juste débarqué de son Vermont, un carton à dessin tenu par de la ficelle, lui dit merci. Fidèle à son habitude Adams l’a fortement critiqué pour tester sa motivation, quelques jours plus tard Miller revenait pour présenter les résultats des conseils reçus, pari gagné pour Adams. On connaît la suite...
Décidément, Neal Adams, quel palmarès : superstar, auteur, éditeur, propriétaire d’un magasin de BD, syndicaliste avec la "Comics Creators Guild"... Mais ce n’est pas tout : à la tête d’un studio, Continuity Studios , destiné à faire profiter d’autres médias et supports des avantages de la narration BD, en plus d’ouvrir des opportunités aux artistes (son studio avait un département dédié à l’encrage sous le nom collectif des "Crusty Bunkers", où il a formé, avec Dick Giordano, quelques-uns des meilleurs et plus décisifs encreurs des décennies suivantes)...
Adams également progressiste de la première heure au delà de la simple posture, l’opportunisme et le goût pour le contrôle des autres...
Mais plus encore opiniâtre promoteur du média BD, lobbyiste et activiste infatigable, avisé, pour le bénéfice commun, quand, en numéro 1 du milieu, il aurait pu se contenter de penser seulement à sa pomme...
Donc oui, décidément, Neal Adams qui a été longtemps l’artiste le plus respecté du milieu et occupait une position que personne dans les comics n’a depuis lors atteint, est incontournable.
On le voit l’appellation "super-héros des comics" est totalement justifiée, puisqu’on ne compte plus les fois et la façon dont ce justicier des créateurs en détresses, a utilisé son influence de superstar dans les années 1970 et ensuite, pour faire avancer les droits des créateurs, souvent spoliés.
Par exemple il a joué un rôle déterminant, avec Jerry Robinson, dans le soutien aux deux créateurs de Superman, Joe Shuster et Jerry Siegel, en grande détresse physique et financière. Avec ; finalement, une reconnaissance créative des deux auteurs alors que le film Superman de Richard Donner allait sortir en 1978, et une allocation à vie de la part de DC Comics, éditeur du personnage, qui jusqu’ici, leur avait été refusée.
Neal Adams a également utilisé son envergure et son statut, pour pousser les principaux éditeurs à récompenser davantage les créateurs, plus équitablement, avec la mise en place d’un système de royalties plus motivant, pour un système gagnant-gagnant avec des artistes forcément plus investis. Il a également milité très activement pour que les éditeurs rendent les œuvres d’art originales aux artistes (originaux souvent détruits), une belle source de revenus supplémentaires.
De plus, fort de sa dimension d’incontournable et d’intouchable dans le milieu, alors que ses comics s’arrachaient, il n’a pas hésité à travailler frontalement pour DC et Marvel en même temps, alors que ces deux éditeurs-phares l’interdisaient formellement. Un autre avantage certain, désormais, pour les créateurs de comics moins victimes de la précarité, dans l’attente de commandes.
Encore une fois Neal Adams a remporté sa bataille pour les droits, en 1987, lorsque Marvel a enfin rendu ses planches originales à Jack Kirby, régulièrement humilié depuis les années 1960, quand l’éditeur new-yorkais, qui craignait une perte de droits sur ses personnages-phares pensait, de mauvaise grâce, qu’il possédait légalement ces originaux.
Une dernière pour la route : quand au début du nouveau millénaire le dessinateur Dave Cockrum -un des plus brillants designers de personnages version super-héros qui a créé graphiquement les nouveaux X-men- gravement diabétique, est hospitalisé dans un état sévère, Neal Adams fait jouer son réseau et, de manière bienvenue, un journaliste d’un grand périodique américain téléphone chez Marvel qui s’apprête à sortir un film avec les X-men, succès qui va lancer les adaptations de personnages comics suivantes qui vont générer des milliards de dollars.
Le journaliste appelle pour prévenir qu’il a appris que le créateur de ces personnages était en train de mourir sur un lit d’hôpital, faute de pouvoir payer les soins nécessaires, et qu’il comptait en faire un article ! Aussitôt Marvel décida, comme par miracle, que ce n’était pas la peine. OK, pas de problèmes, surtout pas : l’éditeur va généreusement prendre en charge les onéreuses dépenses de santé de Cockrum pour cette hospitalisation...
Bon, on s’arrête là, et on souhaite un bon anniversaire -un peu tardif- et un bon rétablissement à l’immense Neal Adams, cet authentique super-héros des comics et Grand Prix du FIBD potentiel -si les votants actuels avaient un peu plus de culture...
Car si la BD est un art et pas un simple alignement de cases, ce genre de choix serait utile. Du genre à ramener ce Grand Prix -qui sera décerné dans quelques jours- à sa vraie et juste dimension.
(par Pascal AGGABI)
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