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Nos coups de coeur de la Rentrée 2018 : "Moi, ce que j’aime, c’est les monstres" de l’Américaine Emil Ferris, une œuvre attendue, ambitieuse... et incontournable

Par Frédéric HOJLO le 27 août 2018                      Lien  
Annoncée en France et au Canada il y a plus d'un an et plusieurs fois récompensée aux États-Unis entretemps, la bande dessinée d'Emil Ferris, éditée par Monsieur Toussaint Louverture, était pour le moins attendue. Et "Moi, ce que j'aime, c'est les monstres" est en effet un livre important, par son ampleur, sa force et sa beauté. Un incontournable de la "rentrée éditoriale" donc.

Moi, ce que j’aime, c’est les monstres de l’autrice américaine Emil Ferris est de ces ouvrages qui impressionnent. Attendu pourtant avec impatience, nous repoussons le moment de nous y plonger. Crainte de la déception après une telle attente, timidité face à une œuvre présentée comme majeure, imposante par sa taille et fascinante par son graphisme, un brin de lassitude, aussi, après une promotion savamment orchestrée...

Mais la curiosité l’emporte, forcément. La même curiosité qui anime Karen Reyes, la jeune héroïne du livre, quand elle cherche à démêler le vrai du faux du monde qui l’entoure, à extirper les secrets enfouis dans le cœur de ses proches ou à lire le sens caché des chefs-d’œuvre de l’histoire de l’art. Cette curiosité impériale du lecteur n’est pas déçue, même si elle n’est pas entièrement comblée, Monsieur Toussaint Louverture ne nous proposant que le premier volume de la bande dessinée d’Emil Ferris. Et pour cause : même aux États-Unis n’est pas encore paru le second tome de cette histoire qui semble trop complexe pour être inventée.

L’histoire éditoriale même de Moi, ce que j’aime, c’est les monstres, est étonnante. Emil Ferris, certes illustratrice de profession, n’avait pas encore publié de bande dessinée avant de tomber gravement malade à la suite d’une piqûre de moustique. Atteinte d’une méningo-encéphalite, les médecins lui assuraient une paralysie définitive. C’était sans compter sur un caractère hors du commun et un soutien indéfectible de quelques proches. Malgré les difficultés - il lui faut au départ se fixer ses stylos à la main pour pouvoir dessiner - et sans doute les souffrances, Emil Ferris entame des études au Chicago Art Institute et se lance dans la réalisation de son œuvre, dont l’idée est antérieure à la maladie.

Un parcours éditorial étonnant

La suite pourrait se résumer à quelques chiffres. Six ans de dessin et d’écriture, 416 pages pour le premier volume, 48 refus d’éditeurs, 4 Eisner Awards - entre autres récompenses - pour une autrice au talent et à la ténacité indéniables. L’édition francophone interpelle également par les chiffres avancés : 60 000 euros de droits de traduction - probablement un record dans le monde de l’édition indépendante - payés à Fantagraphics Books, 18 000 exemplaires imprimés, ce qui est certes loin des tirages des classiques franco-belges mais dépasse ce qui se fait habituellement pour un premier tirage d’un livre vendu presque 35 euros, pour deux maisons d’édition, Monsieur Toussaint Louverture en France et Alto au Canada, qui font là un audacieux pari.

Nos coups de coeur de la Rentrée 2018 : "Moi, ce que j'aime, c'est les monstres" de l'Américaine Emil Ferris, une œuvre attendue, ambitieuse... et incontournable
Moi, ce que j’aime, c’est les monstres © Emil Ferris / Monsieur Toussaint Louverture 2018
Moi, ce que j’aime, c’est les monstres © Emil Ferris / Monsieur Toussaint Louverture 2018

Mais les chiffres ne font pas une œuvre et l’incroyable parcours d’Emil Ferris, aussi impressionnant soit-il, ne doit pas faire oublier le livre. Moi, ce que j’aime, c’est les monstres se présente comme l’assemblage des cahiers écrits et dessinés au stylo-bille par Karen Reyes, fillette vivant à Chicago dans les années 1960. S’inventant un monde peuplé de monstres, elle habite avec sa mère et son frère dans le sous-sol d’un immeuble peu reluisant et rassemblant plus de mystère que de raison. Karen rêve d’être mordue par un monstre pour à son tour mordre sa mère et son frère, leur donnant ainsi à tous trois une forme d’éternité. Elle se représente d’ailleurs en petit loup-garou vêtu d’un imperméable et d’un chapeau mou.

Karen est curieuse et têtue, sensible et intelligente, passionnée et marginale. Elle subit un véritable harcèlement de la part de ses camarades, qui ne supportent pas son indépendance d’esprit. Amoureuse de son ancienne meilleure amie, elle ne peut plus la voir, sous le fallacieux prétexte que son goût pour les histoires d’horreur risquerait de la pervertir. Mais Karen conserve un peu d’optimisme grâce à sa mère et son frère, à son amour de l’art et du dessin et, bien sûr, à tous les monstres qui l’accompagnent. La mort violente d’Anka Silverberg, sa voisine, la pousse cependant à remettre tout en cause. Pourquoi cette rescapée des crimes nazis se serait-elle suicidée ?

La trame de Moi, ce que j’aime, c’est les monstres, paraît de prime abord relativement simple. Le mystère de la mort d’Anka cache une sombre histoire, qu’il faudra élucider. Mais le récit est en réalité d’une rare complexité. Au sein d’une narration pourtant linéaire, les digressions s’accumulent. Somme de récits enchâssés, l’ouvrage d’Emil Ferris conserve pourtant sa cohérence, grâce aussi bien aux thématiques abordées - les monstres ne sont jamais ceux que nous croyons - qu’au graphisme adopté.

Une œuvre dense

Certes l’histoire de Karen, à la fois ancrée dans la réalité américaine des années 1960 et habitée par un beau souffle fantastique, peut davantage séduire que celle d’Anka, dont la jeunesse dans l’Allemagne des années 1930 et 1940 suit un cours quelque peu outrancier. Victime d’une mère prostituée maltraitante, de trafiquants d’enfants et d’une société secrète vaguement sataniste avant même d’être déportée par les nazis, Anka a vécu ce que Karen lit quotidiennement dans ses bandes dessinées horrifiques. Gageons cependant qu’il ne s’agit pas seulement d’une mise en abyme et que le personnage d’Anka, qui détient à n’en pas douter certaines clés de l’histoire, gagnera en intérêt dans le second volume.

La richesse du récit, la profondeur des personnages et la variété des références - la mythologie et l’histoire de l’art sont constamment présentes - s’accordent idéalement avec le dessin d’Emil Ferris. Parfois d’une densité extrême au point d’en devenir oppressant, le trait devient plus simple, plus proche du croquis voire du crayonné quand l’esprit de Karen est le plus perturbé. Nous passons alors d’un hyperréalisme somptueux mais un peu démonstratif à des dessins plus évocateurs et émouvants. De même, les couleurs souvent vives employées pour les monstres des fausses couvertures de comics et pour certains portraits laissent la place à un noir et blanc qui rend tout son dynamisme au trait de la dessinatrice. Soulignons enfin l’art de la composition d’Emil Ferris, à l’aise avec les pleines pages comme avec les découpages resserrés.

Moi, ce que j’aime, c’est les monstres est une bande dessinée importante. Elle comporte bien - heureusement ! - quelques menues imperfections, comme l’étrange arrivée d’Anka dans les camps nazis. Et il faudrait - soyons prudents - attendre le second volume avant d’amonceler les superlatifs. Mais c’est quoi qu’il en soit un livre comme il y en a peu, comportant une réelle prise de risque artistique, osant une narration certes pas inédite mais complexe et originale pour une bande dessinée et un dessin d’une rare beauté, marquant et comme doté d’une vie propre.

Extrait de "Moi, ce que j’aime, c’est les monstres" : une réinterprétation du "Cauchemar" de Johann Heinrich Füssli (1781)
Moi, ce que j’aime, c’est les monstres © Emil Ferris / Monsieur Toussaint Louverture 2018
Extrait de "Moi, ce que j’aime, c’est les monstres"

(par Frédéric HOJLO)

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Code EAN : 9791090724471

Moi, ce que j’aime, c’est les monstres - Livre premier - Par Emil Ferris - Monsieur Toussaint Louverture - traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean-Charles Khalifa (édition originale : My Favorite Thing is Monster, Fantagraphics, 2017) - lettrage d’Amandine Boucher & retouches de Jimmy Boukhalfa - 20,4 × 26,7 cm - 416 pages couleurs - couverture souple avec rabats - parution le 23 août 2018 - commander ce livre chez Amazon ou à la FNAC.

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Emil Ferris sera en France en septembre pour le début de son exposition à la Galerie Martel (20 septembre - 21 octobre, Paris), mais aussi pour les festivals America (20-23 septembre, Vincennes) et Formula Bula (28-30 septembre, Paris et Bobigny).

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