Karen Reyes est une fillette de dix ans qui aime les monstres. Elle vit à Chicago, dans les années 1960, et se perçoit elle-même comme un loup-garou. Sa voisine, Anka Silverberg, survivante du génocide des Juifs commis par les nazis pendant le Seconde Guerre mondiale, a été assassinée. Karen cherche alors à découvrir ce qui a pu arriver. C’est son enquête, dessinée dans d’épais carnets, que nous découvrons dans My Favorite Thing is Monsters de l’autrice américaine Emil Ferris.
L’ouvrage est conçu comme un journal intime, où le dessin possède une place prédominante, mais non exclusive. Le récit de la fillette reflète son imaginaire, né de la lecture de comic books et du visionnage de films d’horreur populaires, mais aussi l’ambiance de l’Amérique des Sixties. Nous y découvrons aussi bien sa vie que celle de la disparue, qui traversa l’Allemagne nazie.
My Favorite Thing is Monsters est le premier roman graphique d’Emil Ferris, mais quel livre ! Composé de deux tomes pour un total de presque 800 pages, il suffit de le feuilleter pour se rendre compte qu’il recèle un monde unique. Certains, aux États-Unis, y voient même une réinvention du Graphic Novel. Il est vrai que l’ampleur de l’œuvre, la personnalité de son graphisme et la multitude des références impressionnent.
Emil Ferris est née au début des années 1960 à Chicago. Touchée par le virus du Nil occidental en 2001, elle se retrouve partiellement paralysée et perd l’usage de sa main droite - une malédiction pour une illustratrice. Elle parvient cependant à travailler de nouveau, soutenue notamment par sa fille et motivée par son amour du dessin. Six ans - pendant lesquels elle a été aidée par l’Art Institute of Chicago - lui ont été nécessaires pour réaliser My Favorite Thing is Monsters, employant pour cela diverses techniques où les hachures au stylo à bille tiennent une place importante.
Édité début 2017 par Fantagraphics Books, maison d’édition qui possède à son catalogue une bonne partie des auteurs de la bande dessinée alternative tant américaine qu’européenne, My Favorite Thing is Monsters a rapidement connu un succès public et critique. Alison Bechdel, Chris Ware ou encore Art Spiegelman l’ont salué - nous affirme-t-on. Un mois à peine après la parution du premier volume, Sony Corporation en a acquis les droits d’adaptation cinématographique, adaptation qui a pour le moment été confiée à Sam Mendes.
Quel éditeur, en Europe, pour un tel livre ? Contre toute attente, ce n’est ni un grand groupe, ni une maison indépendante spécialisée dans la bande dessinée alternative qui a emporté l’acquisition des droits de traduction et d’adaptation en langue française. Il s’agit en effet de Monsieur Toussaint Louverture, maison fondée en 2004 et sise à Cenon, dans la banlieue de Bordeaux, qui n’a à ce jour édité qu’une seule bande dessinée : Alcoolique de Jonathan Ames et Dean Haspiel (2015). La parution d’un autre roman graphique, Du Sang sur les mains de Matt Kindt, est en outre prévue pour janvier 2018. Mais l’éditeur Dominique Bordes souhaite "explorer la bande dessinée, surtout en direction des grands raconteurs d’histoires et de ceux qui poussent, exploitent ce magnifique média / art à son maximum".
Monsieur Toussaint Louverture n’était bien sûr pas le seul éditeur francophone à avoir repéré le travail d’Emil Ferris. Ils ont ainsi été plusieurs à faire des propositions à Fantagraphics. Si l’éditeur du Bordelais a emporté les enchères, c’est parce que son offre s’est portée à 60 000 euros - un record pour cette maison d’édition. Mais l’éditeur avait auparavant contacté l’autrice, afin de construire un réel échange, ainsi qu’un collègue québécois, en la personne d’Antoine Tanguay, des éditions Alto. S’est alors développée l’idée d’un partenariat, Alto éditant My Favorite Thing is Monsters au Québec, Monsieur Toussaint Louverture en Belgique, France et Suisse.
Monsieur Toussaint Louverture a également su argumenter. Mettant en avant les spécificités de sa démarche éditoriale, qui vise notamment à valoriser de nouveaux auteurs et de nouvelles formes d’écriture, l’éditeur s’est engagé à fournir le travail mérité par une œuvre "dense, luxuriante, brutale", évidemment "époustouflante" mais dont la publication n’est pas sans risque financier. Il a aussi apporté des garanties concernant la distribution, qui sera assurée dans tous les territoires francophones par Harmonia Mundi Livres.
La parution du premier tome est programmée pour septembre 2018. Il s’agira d’un fort volume de 416 pages, aux dimensions relativement importantes (20,6 x 27 cm), tout en couleurs, proche de l’édition originale qui est censée reproduire le carnet de croquis de l’héroïne. Le second volume devrait paraître quant à lui en janvier 2019, si toutefois l’éditeur américain, qui a prévu sa publication pour février 2018, ne prend pas de retard dans son travail. La traduction a été confiée à Jean-Charles Khalifa et la promotion à l’agence de Sylvie Chabroux.
À un investissement exceptionnellement important pour une maison d’édition indépendante répondent donc un projet mûrement réfléchi et des moyens solides. Souhaitons que ce pari éditorial soit une réussite : l’œuvre d’Emil Ferris paraît le mériter... Il nous faudra pourtant attendre encore plus d’un an pour nous en délecter de ce côté-ci de l’Atlantique !
Voir en ligne : Le site de l’auteur
(par Frédéric HOJLO)
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Consulter le site de l’autrice.
Lire une notice biographique (en anglais) sur la page "comiclopedia" de la librairie néerlandaise Lambiek.
Lire un entretien (en anglais) avec l’autrice sur le site du Guardian.