Journaliste au New York Herald, Robert Black, qui aspire par ailleurs à devenir écrivain, se lance dans une enquête autour d’un mystérieux ouvrage alchimique arabe datant du Moyen-Âge. Son enquête le conduit à faire d’étranges rencontres qui l’amènent à quitter sa ville et son travail et qui l’enfoncent dans l’exploration d’un monde affleurant à peine à la surface de la réalité mais qui recèle une part d’horreur que l’on devine innommable.
La Nouvelle-Angleterre de 1919 devient ainsi le terrain de jeu d’Alan Moore pour imaginer une sorte de réécriture des grands mythes lovecraftiens, reprenant, creusant et modernisant les thèmes de l’un des plus grands maîtres de l’horreur du XXe siècle, dans le prolongement de ce qu’il avait proposé avec NeoNomicon. Comme dans Watchmen, ou La Ligue des Gentlemen extraordinaires, le scénariste se saisit de tout un pan de la culture pulp pour en offrir une version revisitée, ou plutôt une sorte de « vision ».
Les chapitres que nous découvrons dans ce premier volume apparaissent ainsi directement inspirés de fameuses nouvelles du romancier, mais Moore y adjoint une perspective renouvelée, celle de son narrateur, juif et homosexuel. Cela lui permet de construire un arrière-fond historique et psychologique qui brasse de manière originale ce matériau que les fans reconnaîtront sans problème. Problématiques politiques et sexuelles se trouvent dès lors de la partie.
Intelligente et captivante, cette histoire doit sa réussite au travail effectué sur l’atmosphère. Cela se dégage du rythme du récit, des montages narratifs proposés par Alan Moore, mais aussi et surtout du dessin envoûtant de Jacen Burrows, d’une précision et d’une minutie impressionnantes, essentiellement composé de grandes bandes régulières qui prennent toute la largeur de la planche. Il s’avère truffé de détails qu’il est nécessaire de repérer si l’on veut comprendre pleinement les mystère abordés.
Cette impression de réalisme qui imprègne les pages, les éléments discordants, ceux provenant de « sous le monde », pour reprendre l’expression amorçant la quête de notre héros, fait ressentir d’autant mieux chez le lecteur un trouble réel, ineffable, qui hante peu à peu son imaginaire comme celui de Robert Blake, la réalité se muant en cauchemar.
L’immersion horrifique se voit renforcée par des compléments entre les chapitres par des Extraits du journal de Robert Blake qui proposent une vision singulière des événements auxquels le lecteur a assisté, pour en souligner le plus souvent le décalage ou la naïveté. Mais on y trouve aussi la relation de rêves, d’idées pour des nouvelles horrifiques, premiers jets qui servent de base au travail de l’écrivain. Ou encore des documents glanés par le héros au gré de ses pérégrinations, comme le bulletin paroissial de l’église de St Jude, éléments référentiels qui nourrissent directement le lien lovecraftien du récit.
Des compléments riches et denses, à la manière de ceux de Watchmen, dont le défaut serait peut-être de ralentir le rythme de la lecture, déjà assez lent par ailleurs. Providence privilégie l’ambiance et la suggestion à l’explicite et à l’action. Il faut prendre le temps de tout défricher et de porter, comme souvent chez Moore, toute cette lecture à sa maturation pour goûter pleinement ce récit.
Si notre héros s’avère caractérisé de façon intéressante par le recul rationnel dont il fait preuve, en dépit de son attirance irrépressible pour l’onirique et le fantastique, la candeur dont il témoigne par rapport à ce qu’il découvre agace aussi par moments. Et si certains extraits de son journal explicitent en creux la démarche d’Alan Moore, à savoir la dérive d’un homme normal dans un univers fantastique dont il ne pourra revenir qu’une fois qu’il aura pris conscience du chemin qu’il a parcouru, il n’en reste pas moins que, par moments, tout lecteur bien né aura la furieuse envie de le secouer vigoureusement pour qu’il se réveille.
Cet engourdissement a un sens : le cauchemar doit se prolonger encore et gagner en intensité... Et c’est tant mieux : Providence constitue indéniablement une série dont on attend la suite avec envie. D’autant qu’elle bénéficie d’une édition de qualité : pertinent dossier en clôture du volume, présentation des différents jeux de couverture de Jacen Burrows et surtout le admirable travail de traduction et d’adaptation de Thomas Davier d’un titre qui demande de rendre compte de phrasés et d’accents très particuliers, produit du travail d’écriture du très sophistiqué Alan Moore.
(par Aurélien Pigeat)
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Providence T1 : "La Peur qui rôde". Par Alan Moore (scénario) et Jacen Burrows (dessin). Couleur Juan Rodriguez. Traduction Thomas Davier. Panini Comics, collection "Best of Fusion Comics". Edition originale Avatar Press. Contient Providence #1-4. Sortie le 13 janvier 2016. 136 pages. 18 euros.
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