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"Scientifiction" : Blake & Mortimer dans le temple de la science

Par Zeynep Su Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 11 juillet 2019                      Lien  
L’exposition Scientifiction : Blake et Mortimer au Musée des arts et métiers à Paris nous réserve de belles surprises. En plus d’être une rétrospective inédite du chef d’œuvre dessiné d’Edgar P. Jacobs, avec un ensemble unique d'originaux jamais montrés au public, nous assistons au dialogue de ces planches avec des objets scientifiques rares et quelquefois étranges issus des collections du musée.
"Scientifiction" : Blake & Mortimer dans le temple de la science
Le formidable catalogue de l’exposiiton.

Les inventions de Jacobs devancent–elles les technologies de son époque ? Au fur et à mesure de notre progression dans le parcours de l’exposition, nous nous posons cette question et on en arrive à conclure qu’elles sont contemporaines.

L’œuvre de Jacobs est très différente de celle de Jules Verne qui l’a pourtant directement inspiré. Il y a chez le Belge ces interrogations lancinantes sur la science et la croyance, sur la question du bien et du mal. Là où Jules Vernes voit des "voyages extraordinaires", Jacobs voit toute la brutalité d’une science sans conscience, la science des savants fous, ivres de leurs découvertes. Dans ce temple adossé à une église que sont les Arts et Métiers à Paris, on voit bien que la science naît dans l’incertitude et des tas d’inventions gisent, inconnues, dans les réserves du musée. Des innovations sans lendemain.

L’exposition Scientifiction, Blake et Mortimer invite le visiteur dans un dialogue entre l’art et la science. Destinée à un large public, les images extraites des bandes dessinées d’Edgar P. Jacobs côtoient des objets sans âge, dont l’esthétique n’a pas changé depuis l’époque du romancier nantais. Une esthétique fonctionnelle, d’avant l’invention du design où l’art ne s’est pas encore donné la mission d’enchanter le futur.

Les commissaires de l’exposition Eric Dubois et Thierry Bellefroid.

Mettre en scène la science

À travers un parcours plus de 120 planches originales prêtées par la Fondation Roi Baudouin et exposées ici pour la première fois. Thierry Bellefroid, journaliste à la RTBF, la radio-télévision publique belge, et Éric Dubois, professeur agrégé de design normalien, enseignant 
à l’école Boulle, les commissaires de cette exposition, nous font voyager dans un « merveilleux scientifique » de théâtre.

D"ailleurs, l’exposition s’ouvre précisément sur les débuts d’artiste lyrique du Maître de Bruxelles, chanteur d’opéra avant d’être dessinateur. Celui qui n’aborda la bande dessinée qu’à l’approche de ses quarante ans na jamais oublié cette filiation, titrant ses mémoires chez Gallimard en 1981, d’"Opéra de papier". Cela sert de fil rouge au parcours ? Comment mettre en scène la science ?

La science comme théâtre. Dès l’entrée de l’exposition, on rappelle les débuts d’artiste lyrique de l’auteur de Blake et Mortimer, un chanteur d’opéra qui avait cependant fait les Beaux-Arts...

Cela commence par un formatage moderne : les extraits du du Cabinet du docteur Caligari (Robert Wiene, 1920) et de M le maudit (Fritz Lang, 1931) montrent chez Jacobs l’influence profonde de l’expressionnisme allemand, cette modernité qui réagit à la Première Guerre mondiale. Nous retrouverons dans les planches de Jacobs, l’ombre, la lumière, les contrastes qui lui permettent énormément de détails dans les noirs selon l’observation d’Eric Dubois.

Arrivée dans la salle principale, des sons surgissent de toutes parts. En effet, le compositeur Bruno Letort a joué avec la spatialisation en composant une partition de 22 enceintes localisées à des endroits différents. Tout au long du parcours, nous entendons une partition musicale évolutive selon les endroits où nous nous trouvons dans la salle.

L’exposition se fait immersive : objets scientifiques et planches sont intimement imbriqués.

Les commissaires ont fait le choix de ne pas suivre l’ordre chronologique des albums et ont décidé de se libérer des carcans chronologiques ou disciplinaires pour structurer le parcours autour des objets scientifiques.

La salle est partagée par les quatre éléments : feu, terre, air, eau. , qui sont le prisme par lequel nous entrons dans leur histoire. Thierry Bellefroid explique : « Ce thème nous a semblé être le meilleur point de contact entre les deux corpus, parce que chez Jacobs ces quatre éléments sont présents dans toutes les histoires. İls ne sont pas des éléments secondaires, ils jouent un rôle majeur dans toutes les histoires de Jacobs. Ce sont des éléments qui permettent à Jacobs de se défouler ou de défouler sur ces personnages la colère divine. İls ont une dimension symbolique mythologique évidente. Représenter la tempête, le feu, une explosion demande un savoir faire graphique dans lequel Jacobs excelle. »

Thierry Bellefroid et Eric Dubois se sont attachés à présenter dans de très grands agrandissements les couleurs les plus originales posées par Jacobs lui-même des premières publications des albums : « Ce sont aussi des éléments et des leviers scénaristiques très forts qui contribuaient à mesurer la bravoure des personnages, à éprouver leur courage, à les mettre en difficulté. Les couleurs contribuent à produire cet effet de claustrophobie, d’enfermement dans l’histoire, d’enfermement des personnages sur eux-mêmes. Cela se précise encore plus dans les planches qui se passent sous terre dans une base secrète, sous l’eau, dans les égouts de Paris. Jacobs enferme autant que possible ses personnages. Ce qui permet de regarder l’œuvre sous un nouveau prisme. »

Tout au long de l’exposition, le visiteur circule, découvre, fait des allers retours, et se perd un petit peu : « À la manière d’une lecture d’un album de Jacobs pour voir ce qu’on a raté, tout ce qu’il a caché dans les cases, les arrières plans, les subtilités » nous indique Bellefroid. Les objets ont été choisis pour leur contexte, leur fonctionnement, pour leur pouvoir de fascination. Une exposition destinée à raconter autrement l’histoire des sciences « en faisant valoir la nécessaire complémentarité entre science et croyance, entre connaissance scientifique et la foi, entre le bien et le mal... », nous dit Eric Dubois.

Thierry Bellefroid nous précise que « si cette exposition a lieu ici c’est bel et bien parce que le corpus de départ, c’est le corpus des Arts et métiers. Ce n’est pas celui des albums de Blake et Mortimer. »

Tunnels, caves, sous-sols... Ici la maquette du métro parisien, apparemment sortie tout droit de "SOS Météores".

Les commissaires ont choisi de regarder d’abord les objets, d’aller dans les réserves du musée avant de jeter leur dévolu sur les objets qui leur parlaient de Jacobs. D’ailleurs à l’époque, les planches n’étaient pas encore totalement recensées à la fondation Roi Baudoin donc de toute manière il était difficile de savoir lesquelles seraient disponibles, précise Bellefroid. Par conséquent, nous nous sommes très rapidement posé la question de savoir qui dialoguerait avec les objets. Blake et Mortimer ? Le corpus de planches des planches lui-même ? Ou est-ce au contraire une sorte d’écho à l’objet qu’il faut créer ? Ils ont opté pour ce dernier choix.

Nous découvrons par conséquent des planches choisies dans tous les albums de Jacobs mis en rapport avec les objets qui sont pour la plupart de grandes tailles et imposantes. Ainsi, découvrirons-nous, parmi tant d’autres curiosités, une machine à vapeur ou un satellite... en taille réelle !

Des planches, mais aussi des croquis préparatoires : «  Nous retrouvons aussi quelques story-boards qui sont simplement une feuille de papier avec une découpe de crayon et les textes au stylo et un petit plan de ce que doit faire la futur planche. C’est là que nous mesurons à quel point, parfois, il y a des différences entre la première idée et la planche définitive, nous dit Bellefroid. La couverture de La Marque Jaune, est pratiquement inégalée au niveau de sa puissance et reste encore maintenant une des plus belles couvertures de la bande dessinée. Jacobs cherche constamment les images qui peuvent à la fois avoir une persistance rétinienne, c’est à dire imprégner véritablement le lecteur et à la fois ne jamais empêcher le récit de se dérouler et d’aller vers sa conclusion. »



Eric Dubois nous explique que la manière particulière qu’a Jacobs de raconter la science : « Ce n’est pas de fuir dans la fantaisie, ce n’est pas d’écrire une science-fiction totalement libérée des lois de la physique de notre univers. Jacobs a un processus très particulier, très long, très méticuleux puisqu’il se documente, il lit, il visite des sites, il n’hésite pas à contacter les personnalités les plus informées sur les sujets qui le passionnent. Et ce n’est vraiment qu’au bout de tout ce processus, lorsqu’il a épuisé la ressource disponible sur un sujet scientifique, que finalement l’anticipation prend le relais et qu’il devance, qu’il projette souvent de façon en extrapolant ce qu’il a trouvé, dans des conséquences souvent catastrophiques d’abord. C’est ce qui génère son scénario, ce qui fait aussi qu’en s’entourant de toute cette précaution, en photographiant les mobiliers, les détails d’architecture, il va basculer dans la fiction. »

Jacobs s’emploie à faire en sorte que chaque image s’imprime dans la mémoire rétienne du lecteur (cette analyse est d’André Franquin), exprimant ses peurs et ses angoisses les plus profondes.

La dernière salle de l’exposition, c’est le laboratoire. Nous devons d’abord traverser ce qu’Eric Dubois appelle « le couloir du jugement dernier » où nous croisons les quatre savants et nous quittons le monde de la quadrichromie pour arriver dans un laboratoire de lumière blanche, avec des questionnements contemporains :« Vous quittez un monde qui confond et qui assume cette confusion, cette unité entre science et croyance, c’est désormais la question du bien et du mal aujourd’hui et demain qu’il faut vous posez sous le regard malveillant et bienveillant de nos quatre savants. İl y a une rupture très forte, une rupture chromatique, spatiale, on passe d’un environnement accidenté fait de coin et de recoins à une grande salle totalement lisible dans laquelle les planches de Jacobs ont disparu ».

Dans une tout autre atmosphère donc, nous y découvrons la maquette de l’Aile rouge de L’Espadon, le robot-samouraï de Sato... Mais aussi le crâne d’une femme qui était posé sur sa table à dessin de l’artiste, souvenir de la carrière d’acteur de Jacobs jouant Hamlet !

La dernière salle. Des allures de laboratoire...

Nous découvrons les objets scientifiques les plus contemporains, comme le prototype de calculateur conçu par Louis Couffignal ou encore des objets plus symboliques comme une collection de valises ouvertes et fermées « ...rappelant aussi qu’à l’heure actuelle, qu’il y a un certain nombre de boites de pandore qui ne sont pas encore ouvertes, que l’on peut rêver, fantasmer ou cauchemarder sur ce que contiennent ces valises et les futures connaissances qu’elles rappellent » nous dit Eric Dubois.

Ce crâne humain figurait sur le bureau de Jacobs. Un souvenir du temps où il jouait Hamlet...

Afin de mettre à l’épreuve les inventions de Jacobs, Thierry Bellefroid et Eric Dubois ont interrogé des spécialistes : « Qu’en est-il aujourd’hui et qu’en sera t’il demain ? Jacobs avait-il raison lorsqu’il parlait de coloniser l’espace ?  » Guy Perrin directeur adjoint de l’astronomie française au CNRS leur a confirmé que « Jacobs est totalement dans le vrai et que d’ici la fin du siècle on aura une base martienne, on aura évidemment des bases sur la lune, ce n’est plus du tout dans la science-fiction à ce niveau-là. La question est bien désormais de coloniser le reste de l’univers. »

İls interrogent aussi Dominique Leglu, directrice de la rédaction de Science et avenir. Elle rappelle que « les scientifiques sont aussi des hommes, qu’ils aiment, qu’ils se trompent, qu’ils croient, et que c’est d’abord souvent parce qu’ils croient qu’ils vont résoudre un problème et que finalement ils arrivent à le résoudre et qu’il n’y a donc absolument pas dans son point de vue d’opposition et de contradiction entre science et croyance, qu’il y a un bien un mouvement humain poussant l’homme à toujours vouloir connaître. »

L’exposition questionne aussi les dessinateurs contemporains comme Marion Montaigne, (Dans la combi de Thomas Pesquet, Éditions Dargaud, 2017) et François Schuiten (Le Dernier Pharaon, Éditions Blake et Mortimer, 2019), qui confirment tout deux que « l’actualité et l’influence de Jacobs était toujours très présente. »

Tout au long des six mois d’exploitation de l’exposition, nous pourrons assister à une programmation culturelle avec des conférences, des rencontres, des visites de l’exposition et des ateliers, tandis que pour des raisons de conservation, les originaux seront changés une fois dans leur totalité, histoire de jeter sur l’œuvre de Jacobs un point de vue scientifique qu’il n’avait jamais connu jusqu’ici.

(par Zeynep Su)

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782870972847

SCIENTIFICTION
Scientifiction - Blake et Mortimer au musée des arts et métiers

Exposition du 26 Juin au 5 janvier 2020
Musée des arts et métiers
60 rue Réaumur
Paris 3e

LE SITE DE L’EVENEMENT

Photos : Didier Pasamonik (L’Agence BD )

 
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