Spécialisé dans les "Cultural Studies", l’historien allemand Alexander Dunst se réfère à la sociologue britannique Ruth Glass qui forge le terme de "gentrification" (de "gentry" en anglais : "noblesse") pour la première fois en 1964. Elle désignait une réalité géographique et économique du Londres de l’époque. L’embourgeoisement de certains quartiers ouvriers qui voyaient arriver en masse une petite bourgeoisie en même temps qu’une élite intellectuelle et artistique. Le même phénomène a pu s’observer –et se vérifie toujours– dans quasiment toutes les métropoles, avec par exemple le quartier new-yorkais de Brooklyn ou le XIe et une partie du XXe à Paris qui, en l’espace de quelques années, sont passés d’un quartier populaire pauvre à un territoire huppé d’une grande valeur immobilière. En français, et avec notre causticité nationale, on parle plus aisément de boboïsation.
De la sociologie à la bande dessinée, le glissement du mot
Si l’on applique ce schéma au 9e art, comme le fait Alexander Dunst, alors la bande dessinée serait l’ancien Brooklyn, et le roman graphique serait sa version embourgeoisée. En étendant la notion au champ culturel et plus seulement géographique, les sociologues américains Richard Peterson et Roger Kern parlent d’une "gentrification culturelle" lorsque la classe dominante "incorpore dans ses pratiques culturelles des éléments propres à la culture populaire". C’est cette idée que soutient l’article : les romans graphiques sont des comics, mais gentrifiés, pour les riches.
Une élite intellectuelle, économique et artistique se serait donc emparée de nos cases et de nos bulles pour créer sa propre discipline sensiblement différente et infiniment plus noble que l’originale ? Suivant cette logique, un grand nom du roman graphique comme Maus serait intrinsèquement supérieur au meilleur des Tintin, au plus réussi des Superman. Comme si, en opérant une telle distinction en deux genres différents, l’un se plaçait par défaut au dessus de l’autre. Au nom de quoi, en fait ?
Cette thèse est impossible à soutenir, ne serait-ce qu’en raison de la grande perméabilité de la mythique frontière. Comment classer Watchmen, d’Alan Moore et Dave Gibbons ? L’œuvre est universellement considérée comme un roman graphique, pourtant lors de sa première publication en feuilleton, Watchmen était perçu comme un comics pur et dur. Il en va de même pour Batman : The Dark Knight Returns de Frank Miller, autre monstre sacré du roman graphique qui, avec les deux précédents constituent le canon du genre. Ce n’est que lors de leur publication en trade paperback (que l’on appelle par chez nous "intégrales") qu’ils gagnent cette nouvelle étiquette.
Et c’est là qu’est le twist : le comics prend du galon et devient Graphic Novel lorsque son écrin se fait plus luxueux. Rien de nouveau sous le soleil : La Comédie humaine de Balzac était d’abord passée en feuilleton avant de devenir un classique de la littérature.
Le trade paperback est d’une qualité bien supérieure aux fascicules souples destinés aux kiosques. Il se vend en librairie, s’expose dans les bibliothèques, se fait dédicacer... Il est bien plus luxueux, et bien plus cher ! Là où, pour schématiser, le fascicule s’adresse aux gamins, le trade paperback s’adresse aux parents de l’enfant qui transforment en classiques vénérés leurs lectures en culottes courtes.
Le roman graphique, aux USA mais également en France, naît donc lorsque la bande dessinée élève son standing non pas en matière de fond mais de forme. Le contenu reste le même, mais l’emballage est plus beau, plus grand, plus cher.
On peut pousser la réflexion plus loin, mais cela, c’est le sujet d’un autre article, le suivant.
(par Jaime Bonkowski de Passos)
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
En médaillon : Astérix de René Goscinny & Albert Uderzo. Ed. Albert-René.
Photo : DR
LIRE AUSSI :
Le SECOND VOLET de l’enquête
Le TROISIÈME VOLET de l’enquête
Qu’est-ce que le Roman Graphique 1/2
Postures et impostures du Roman Graphique 2/2
Participez à la discussion