Un chouette recueil de nouvelles déjantées
Une chouette vie affirme le titre de ce manga atypique…Quand on découvre la couverture, il n’est pas impossible d’être saisi par un malaise à l’idée de lire un navet dégoulinant de bons sentiments. Une myriade de personnages difformes vous adresse quelques sourires figés. La maison des horreurs.
Passée l’excellente préface de Frederico Anzalone, critique de manga, on feuillette avec appréhension les premières pages de la courte histoire intitulée L’homme de mes rêves. On y découvre un univers frappadingue qui, sous ses dehors kawaii, fait surgir la violence et l’absurde. Intéressant.
Le récit suivant, Ton ami, relate l’aventure burlesque d’extraterrestres vénusiens venus terraformer la Terre. L’espoir est d’y faire naître une nouvelle patrie. L’un deux se retrouve à dîner avec une famille japonaise très sentimentale et quelque peu collante. Des scènes surréalistes se succèdent, propres à décrisper les zygomatiques du lecteur. Les Vénusiens robotiques ont même le droit à une suite dans un des meilleurs récits de l’intégrale, intitulée Golden Slumber.
Un ami cher enfonce le clou de l’horreur cartoonesque avec un jeune garçon qui prend le chemin de la pêche. Il doit y retrouver un ami afin de s’initier à quelques rudiments de chasse. Sans que l’on n’y prenne garde, les planches tournent à la violence absurde dont la scène finale est emblématique.
Party Lover est lui un petit bijou de non-sens, d’horreur et de violence sociale qui surprend à chaque page. L’histoire s’ouvre sur l’invitation par un ancien ami d’école à venir célébrer sa réussite et son ascension sociale, tandis que l’invité est issu de classes sociales défavorisées. Alors que le héros du récit doit partir pour la soirée, son frère et sa mère se font embrocher par une flèche qui a explosé une vitre de la maison… mais hors de question d’être en retard pour autant !
Enfin, parmi les courtes histoires que nous retenons, afin de vous laisser la primeur des autres récits, il existe l’excellente Hashizume est trop mignon dans laquelle notre héros est un lapin, commercial de profession, qui découvre sa puissance kawaii auprès des autres personnages. Il détient un pouvoir insoupçonné, celui de plaire au-delà de toute raison. Une satire drôlatique qui incarne parfaitement l’univers d’Hideyasu Moto.
À retenir également quelques pages de comic strips sur quatre cases, à la verticale, qui font systématiquement mouche, si bien que l’on regrette qu’il n’en y ait pas davantage. Pour ceux qui apprécieraient ces courtes histoires, bien que l’univers ne soit absolument pas le même, on ne peut que vous conseiller Mes voisins les Yamada qui est un manga avant d’être un film du studio Ghibli.
Le style Hetu-uma
Sur le plan graphique, il est légitime d’être quelque peu déboussolé par la veine Heta-uma, ou "malhabile mais appréciable" en français. Si les traducteurs ne s’entendent pas toujours sur la manière exacte de traduire ces termes, il n’en reste pas moins que la formule choisie par les éditions Misma ("mal fait-bien fait") donne à comprendre les enjeux de ce mouvement. Apparu dans les années 1970, celui-ci revendique une approche graphique loin des normes académiques et bourgeoises, exigeant pour chacun le droit de s’exprimer à travers le dessin.
Ce mouvement, impulsé par le mangaka King Terry Yumura, soutient l’idée d’un dessin simple qui n’empêche pas de faire surgir de véritables qualités, tant narratives que dans les mises en scène ou le découpage. Des choix à rebours du manga commercial de l’époque. Le grotesque, qui se loge sur le fil ténu qui sépare beauté et laideur, côtoie des fulgurances qui ont influencé plusieurs générations de mangakas underground.
Il est important de souligner que ces têtes ovales qui parsèment l’univers d’Hideyasu ne sont pas propres au genre du Heta-uma, mais constituent sa signature graphique. Dans un entretien paru dans le numéro 24 d’ATOM, l’auteur déclare avoir fait une erreur dans une case de The Family Way : « Je m’étais trompé dans la taille de la planche et il m’a fallu revoir les proportions de la tête du personnage ! […] Finalement, j’ai trouvé ça intéressant ». Le critique Frederico Anzalone voit dans Hideyasu Moto « un cousin extrême oriental de la grande Anouk Ricard » (préface de Une chouette vie). Une comparaison pertinente qui pourrait aiguiller certains lecteurs.
La revue underground Garo, incubateur de talents japonais
Un ouvrage important sur l’histoire du manga a été publié à la fin de l’année dernière : La révolution Garo (1945-2002) de Claude Leblanc. Celui-ci revient sur l’histoire d’une revue née en 1964, quelques années après le journal Pilote [1], et un peu plus de dix avant les mythiques Métal Hurlant ou 2000 AD [2]. Comme toutes ces revues occidentales, Garo joue un rôle structurant dans l’histoire du médium. Hideyasu Moto en sera une des dernières chevilles ouvrières avant sa disparition définitive en 2002.
A l’instar des magazines cités plus haut, Garo a joué le rôle d’une revue expérimentale, espace de contre-culture, productrice d’œuvres d’avant-garde. Diverses sensibilités artistiques ont pu s’y exprimer en dessinant du manga pour adulte (style gekiga), que ce soit l’ero-guro (une veine érotico-macabre), l’autobiographie (œuvres de Yoshiharu Tsuge dont L’Homme sans talent), l’Heta-uma (King Terry Yumura, Hideyasu Moto) ou l’horreur (Shigeru Mizuki y publie un univers proche de Kitaro le repoussant alors prépublié dans Weekly Shonen Magazine depuis 1959 et obtient le Fauve d’or d’Angoulême en 2007 pour NonNonBâ).
En 1996, lors du décès du rédacteur en chef de Garo, Katsuichi Nagai, la revue semble être sur un déclin inexorable. Plusieurs auteurs finissent par quitter la revue, dont le pilier Shin’ichi Abe ou Yoshihiro Tatsumi (pionnier du style adulte) pour fonder dès 1998 la revue AX. Celle-ci reprend la ligne éditoriale de Garo et est actuellement l’espace de l’avant-garde et de l’underground du manga japonais. Pour ceux qui seraient intéressés, les éditions Le Lézard Noir ont publié une anthologie de ses publications.
(par Romain GARNIER)
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