Romans Graphiques

« La méthode Gemini » signée Magius

Par Romain GARNIER le 16 octobre 2023                      Lien  
La mafia italienne est l'objet de tous les fantasmes. Elle gangrène les démocraties de l'Ouest et nourrit l'imaginaire occidental du gangstérisme depuis plus d'un siècle. Au cinéma Les Affranchis de Martin Scorsese, Les Incorruptibles de Brian de Palma, la trilogie du Parrain de Francis Ford Coppola ou, sur un ton plus comique, Mafias Blues d'Harold Ramis y ont grandement participé. En bande dessinée, La méthode Gemini, signée de la main de l'espagnol Magius, devrait devenir un incontournable du genre. Les influences pulp et pop, avec un soupçon de cartoon, donnent naissance à un superbe univers graphique haut en couleurs. L'ouvrage a été traduit par Tania Brimson. Un très beau pari pour les Éditions Misma qui publient là une pépite du roman graphique espagnol. Précipitez-vous.

On est à New York. Années 1970, Brooklyn. La misère. On trucide pour tromper l’ennui. Les prostituées parcourent les rues de Canarsie. La drogue et ses seringues circulent d’un bras à un autre. Au milieu de ce foutoir social, on suit le destin de Mick Dioguardi, un jeune homme qui ne rêve que d’une chose, devenir un gangster avec une Cadillac.

Apprenti boucher, il intègre le monde du business en se faisant passer pour un membre de la famille du mafieux John Dioguardi. Une fois banquier, il blanchit de l’argent, infiltre les trafics de drogue et n’hésite pas à assassiner en échange de conséquentes rémunérations. Ses méthodes de mise à mort à l’arrière du Bar Gemini lui vaudront le surnom de "méthode Gemini". Le succès de sa bande de truands le conduit à être parrainé par Don Tonino, un membre de la mafia sicilienne. Une ascension qui a un prix pour ce new yorkais d’origine calabraise.

« La méthode Gemini » signée Magius
© Éditions Misma

De la mafia "éthique" à la mafia "cocaïne"

La mafia est un crime organisé. Dans les années 1930, le parrain Lucky Luciano mit fin à la guerre des gangs en instaurant des règles communes aux criminels avec une répartition des territoires et des activités illégales. La presse d’alors nomma cette organisation le Syndicat national du crime.

L’idée d’un cadre à respecter est omniprésente dans La méthode Gemini. On a beau être un criminel, les lois du métier sont à observer, impérativement. Dans le cas contraire, la mort n’est pas très loin. L’organisation en familles, la répartition des responsabilités et les rites de la mafia (cérémonie de parrainage, cérémonie d’adhésion à l’Onorata Societa, cérémonie d’enterrement) témoignent de ce sens de la mise en scène et de la création de liens à l’image du système féodal. De la même manière, telles de nombreuses sociétés tribales, la réparation d’une faute d’un membre d’une famille rivale se résout par une vengeance autorisée aux dégâts jugés similaires.

Dans plusieurs passages, les personnages affirment défendre des principes. On ne touche pas à la cocaïne, comme le veut l’Église, affirme le parrain "Big" Paulie Catalano. La méthode Gemini raconte une évolution passionnante, le passage d’un monde à un autre, celle d’une mafia dite d’honneur à une autre dite "cocaïne". Un dialogue résume ce monde mafieux crépusculaire : "Il est temps de rendre la mafia aux gangsters, aux vrais".

© Éditions Misma

La méthode Gemini ou la suspension du jugement éthique

La "méthode Gemini" n’est pas une invention de l’auteur Magius, mais a véritablement existé. La bande dessinée s’inspire de la vie d’un authentique mafieux, Roy DeMeo, un soldat d’une des cinq familles new-yorkaises, les Gambino. On retrouve ainsi plusieurs éléments importants de sa vie dans celle de Mick Dioguardi.

En quoi consiste cette méthode par laquelle on estime, historiquement, qu’entre 100 et 200 personnes ont été tuées en une dizaine d’années ? On tire une balle dans la tête qui est enveloppée d’une serviette afin d’éviter les éclaboussures. Un coup de couteau dans le cœur permet de stopper l’écoulement du sang. Le corps est alors suspendu par les pieds, trois quarts d’heure durant, au-dessus d’une baignoire, afin de le vider de son sang. Enfin, le corps est démembré et jeté dans des sacs poubelle des décharges de la ville.

© Éditions Misma

La violence extrême de cette méthode tranche, comme toujours, avec le vernis de respectabilité dont s’honore la mafia "éthique", mais aussi la nature du graphisme peu encline au réalisme. Plusieurs membres de la bande à Mick Dioguardi pratiquent cette méthode comme si on leur demandait de laver leur linge, le cœur léger. Cela donne l’impression d’une véritable suspension du jugement éthique à laquelle laisse place la banale expression du mal.

On serait tenté de dire qu’il s’agit, en un sens, que du reflet de l’ultraviolence sociale, psychologique et économique dans laquelle plusieurs de ces personnages ont grandi et évoluent. Ces souffrances se transforment en normes sociales acceptées et normalisées. L’omniprésente misogynie, le racisme, le sentiment de supériorité qui s’exprime par l’usage de la force et le recours à l’humiliation telle une norme sociale pour survivre dans cet enfer darwinien de Brooklyn, l’acceptation d’une hiérarchie particulière associée à des ressorts de soumission dans la mafia. Un univers toxique magnifiquement rendu par l’auteur Magius qui donne vie à ce fascinant théâtre des pires instincts humains.

© Éditions Misma

Magius, un auteur de la scène alternative espagnole

Qui est cet auteur ? De son vrai nom Diego Corbalán Hernández, Magius est un auteur de bande dessinée issu de la scène du fanzine. En 2001, il fonde son propre fanzine, Black Metal, dont le contenu est publié de nombreuses années plus tard dans sa propre maison d’édition : Fog Comix. Magius n’est qu’un de ses nombreux pseudonymes. Aux côtés de Matias Pérez, il fonde en 2014 un festival d’auto-édition à Murcie qui connaît un écho national. S’il continue de pratiquer le fanzine, il publie Murcia (déjà une histoire de mafieux aux éditions Entrecómic), puis la La méthode Gemini (aux éditions Autsaider). En 2020, il publie Primavera para Madrid (non disponible en français) qui reçoit le Prix national de la bande dessinée 2021. Une bande dessinée qui s’inspire de différents faits de corruption ayant affecté la monarchie espagnole. L’ancien souverain, Juan Carlos, y possède d’ailleurs un visage proche du parrain de La méthode Gemini...

© Éditions Austaider

Un graphisme et des couleurs pulp et pop

Enfin, impossible d’évoquer cette bande dessinée de 220 pages sans dire, ô combien, le scénario est magnifié par le dessin et les couleurs. L’usage des trois couleurs primaires que sont le bleu, le rouge et le jaune créé une atmosphère pop qui attire immédiatement le regard et fascine. Le dessin non réaliste, aux influences un peu pulp et cartoon, délicieusement rétro, forge un monde d’une grande violence, mais au rendu aseptisé. Les scènes de sexe en deviennent quelque peu grotesque, tandis que certains affrontements violents prennent de légers accents comiques. À noter, de très belles doubles pages, de bonnes idées de composition, des dialogues impeccables et des décors sublimés par ces aplats de couleurs aux teintes inattendues.

© Éditions Misma

(par Romain GARNIER)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782494740006

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