Les rendez-vous où l’on peut réfléchir sur la bande dessinée ne sont pas si nombreux qu’il convient de souligner l’activité de la Cité Internationale de la Bande Dessinée et de l’Image en ce domaine. L’institution angoumoisine joue ici parfaitement son rôle d’acteur du 9ème art porté sur la conservation et la réflexion, intéressé autant par le passé que par l’avenir du médium.
Certes, on peut encore lui reprocher l’organisation d’une manifestation destinée à des happy fews dotés d’un budget conséquent pour assister à ces quatre demi-journées (mais peut-être que l’ambition de cette université n’est pas d’être ouvertes au plus grand nombre. Le terme « journées professionnelles » sonnerait moins bien, mais serait certainement plus adéquat).
Force est de constater toutefois que, depuis 2006, les choses ont évolué. Pour cette quatrième édition, le public s’est étoffé et le thème, comme les intervenants, ont largement dépassé le cercle restreint du milieu de la BD et des habitués des estrades.
Après avoir chassé les serpents de mer de la légitimité culturelle de la BD, de l’état de la création et de la « elle va venir cette année c’est sûr » crise du secteur (ici et là), la CIBDI a choisi cette fois de faire un zoom arrière pour s’intéresser à la place de la BD dans le business global des loisirs liés aux médias. Un sujet qui dépasse celui de la bande dessinée numérique, principale interrogation pour les éditeurs et les auteurs en ce moment, mais qui s’en nourrit grandement par les perspectives qu’offre la dématérialisation des albums.
Comme l’intitulé de l’université l’annonçait (Trans-média, cross-média, média global : de l’album singulier aux écrans multiples), c’est sous l’angle du marketing que se sont placés les débats. Il faut dire que les secteurs proches de la bande dessinée comme la télévision, le cinéma ou le jeu vidéo, ont une avance considérable en ce domaine, effet d’échelle aidant (pour mémoire, le chiffre d’affaire total de la BD en France atteint 400 millions d’euros, très loin des 1058 millions atteints en 2008-09 par le seul Ubisoft). Alors, est-ce que le secteur de la bande dessinée doit succomber à ces nouvelles potions magiques ? Ou plutôt… Pourra-t-elle y échapper ?
Finalement, le plus compliqué a été de définir tous ces termes et concepts venus d’outre-Atlantique, chacun des intervenants ayant sa petite idée sur la question. À en croire Stéphane Natkin [1], qui n’œuvra pas forcément à une meilleure compréhension, tout le monde était en train de tout confondre.
Benoît Berthou [2] s’attacha toutefois à préciser le principe du crossmédia en décrivant le modèle à 360° où un livre, au centre du schéma, rayonne et tisse des liens vers l’audiovisuel, les licences, les partenariats et les supports numériques. De manière plus romantique, Christophe Cluzel [3] donna sa définition du transmédia, version 2.0 de son prédécesseur le crossmédia : « Le crossmédia, c’est le contenu qui voyage entre les médias. Et le transmédia, c’est le « spect-acteur » qui va voyager dans l’univers [créatif] avec les médias et grâce aux médias. » Simples produits dérivés vs prolongement de l’œuvre sur d’autres médias, en quelque sorte.
Benoît Berthou parla d’hyper-œuvre. De manière plus prosaïque, Eric Leguay [4] rappela quant à lui que « toutes ses questions ont été abordées à la fin du siècle dernier quand est arrivée d’une manière industrielle la convergence des médias. C’est-à-dire quand des gens qui détenaient des tuyaux ont dit : « J’ai des tuyaux, qu’est-ce que je vais mettre dedans ? ». Ce qui est intéressant, c’est qu’on est toujours dans cette problématique. J’ai toujours plein de tuyaux et il en arrive de nouveaux tous les jours, mais je ne sais toujours pas quoi mettre dedans. »
Nous parlons donc bien là de déclinaison de produits dans différents « tuyaux », sujet avec lequel les représentants invités des trois mastodontes médiatiques Orange, France Télévisions et Lagardère, étaient particulièrement à l’aise. Leurs interventions, très efficaces mais largement déshumanisées, laissèrent le public très perplexe, manifestement venu pour entendre parler d’œuvres et de projets artistiques.
Difficile effectivement de retenir autre chose dans ces discours bien huilés que l’envie de remplir des « tuyaux » pour Orange, de ramener des communautés vers la télévision pour les chaînes publiques, et d’une course échevelée à la visibilité pour la chaîne Gulli (filiale de Lagardère) bientôt à l’assaut des aires d’autoroutes. Un discours de rentabilité donc, bien peu surprenant en vérité. Cette table ronde donna quand même lieu à la seule saillie des trois jours, une vive réaction de Thierry Smolderen [5], venu dans le public après sa participation à la table ronde de la veille, qui utilisa entre autres les mots « forains », « bonimenteurs » et « mammouth gigantesque » pour caractériser les interventions qu’il venait d’entendre.
Au-delà de cette constatation de la pesanteur des grosses structures et de l’enseignement très (trop ?) porté vers le commercial des écoles de l’image (Gobelins, ENJMIN, etc), plusieurs points fondamentaux furent soulevés pendant les discussions. Dans son introduction du premier jour, Thierry Smolderen rappela que la bande dessinée, dès ses premiers pas d’ailleurs, est au carrefour de tous les arts que nous avons cités plus haut, se nourrissant d’eux et les enrichissant pareillement.
Alors, quelle peut être la place du 9ème art dans ces nouveaux modes de production de biens culturels ? S’il a tout pour s’y intégrer (on lui connaît déjà les produits dérivés et certaines déclinaisons multimédias), Benoît Berthou souligna le danger, pour la bande dessinée, de l’évolution du crossmédia. L’exemple américain montre que ce n’est plus le livre qui est au milieu du modèle à 360°, mais la licence. Autour, gravitent désormais les jeux vidéo, les séries TV et les films, la musique et les livres.
Le danger pour la bande dessinée, du fait des nouvelles pratiques culturelles – notamment la baisse de la lecture – et de la disproportion des budgets avec les autres secteurs, est que le jeu vidéo prenne la place centrale du crossmédia. Le livre ne serait alors qu’un produit dérivé comme un autre (nous en avons déjà un premier exemple avec la création de la maison d’édition de bandes dessinées Les deux royaumes par Ubisoft). « Ce crossmédia impose des investissements importants. Suffisamment importants pour rendre problématique l’inscription du crossmedia dans un marché de niche. », souligna Benoît Berthou.
(par Thierry Lemaire)
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[1] directeur de l’ENJMIN (Ecole Nationale du Jeu et des Médias Interactifs Numériques)
[2] Spécialiste de l’édition, chercheur au LABSIC, Université Paris 13.
[3] Il travaille chez Transmedia lab, concepteur de contenus numériques.
[4] Consultant expert en médias et enseignant aux Gobelins l’école de l’image.
[5] Auteur, enseignant à l’EESI, théoricien de la BD.
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