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Université d’été de la BD : marketing mon amour ? (1/2)

Par Thierry Lemaire le 1er août 2010                      Lien  
Un peu de prospective pour traverser la période estivale. Pour sa quatrième université d’été, du 5 au 7 juillet dernier, la CIBDI avait choisi d’aborder la bande dessinée sous l’angle business et marketing, en convoquant des termes aussi barbares que cross-média, trans-média et média global pour évoquer un avenir riche en questionnements.

Les rendez-vous où l’on peut réfléchir sur la bande dessinée ne sont pas si nombreux qu’il convient de souligner l’activité de la Cité Internationale de la Bande Dessinée et de l’Image en ce domaine. L’institution angoumoisine joue ici parfaitement son rôle d’acteur du 9ème art porté sur la conservation et la réflexion, intéressé autant par le passé que par l’avenir du médium.

Certes, on peut encore lui reprocher l’organisation d’une manifestation destinée à des happy fews dotés d’un budget conséquent pour assister à ces quatre demi-journées (mais peut-être que l’ambition de cette université n’est pas d’être ouvertes au plus grand nombre. Le terme « journées professionnelles » sonnerait moins bien, mais serait certainement plus adéquat).

Force est de constater toutefois que, depuis 2006, les choses ont évolué. Pour cette quatrième édition, le public s’est étoffé et le thème, comme les intervenants, ont largement dépassé le cercle restreint du milieu de la BD et des habitués des estrades.

Université d'été de la BD : marketing mon amour ? (1/2)
Pour la première fois, l’université d’été se tenait dans le bâtiment Castro.
(c) Thierry Lemaire

Après avoir chassé les serpents de mer de la légitimité culturelle de la BD, de l’état de la création et de la « elle va venir cette année c’est sûr » crise du secteur (ici et ), la CIBDI a choisi cette fois de faire un zoom arrière pour s’intéresser à la place de la BD dans le business global des loisirs liés aux médias. Un sujet qui dépasse celui de la bande dessinée numérique, principale interrogation pour les éditeurs et les auteurs en ce moment, mais qui s’en nourrit grandement par les perspectives qu’offre la dématérialisation des albums.

Comme l’intitulé de l’université l’annonçait (Trans-média, cross-média, média global : de l’album singulier aux écrans multiples), c’est sous l’angle du marketing que se sont placés les débats. Il faut dire que les secteurs proches de la bande dessinée comme la télévision, le cinéma ou le jeu vidéo, ont une avance considérable en ce domaine, effet d’échelle aidant (pour mémoire, le chiffre d’affaire total de la BD en France atteint 400 millions d’euros, très loin des 1058 millions atteints en 2008-09 par le seul Ubisoft). Alors, est-ce que le secteur de la bande dessinée doit succomber à ces nouvelles potions magiques ? Ou plutôt… Pourra-t-elle y échapper ?

Le gaufrier de présentation de l’université d’été par Etienne Lécroart
(c) Lécroart

Finalement, le plus compliqué a été de définir tous ces termes et concepts venus d’outre-Atlantique, chacun des intervenants ayant sa petite idée sur la question. À en croire Stéphane Natkin [1], qui n’œuvra pas forcément à une meilleure compréhension, tout le monde était en train de tout confondre.

Benoît Berthou [2] s’attacha toutefois à préciser le principe du crossmédia en décrivant le modèle à 360° où un livre, au centre du schéma, rayonne et tisse des liens vers l’audiovisuel, les licences, les partenariats et les supports numériques. De manière plus romantique, Christophe Cluzel [3] donna sa définition du transmédia, version 2.0 de son prédécesseur le crossmédia : « Le crossmédia, c’est le contenu qui voyage entre les médias. Et le transmédia, c’est le « spect-acteur » qui va voyager dans l’univers [créatif] avec les médias et grâce aux médias. » Simples produits dérivés vs prolongement de l’œuvre sur d’autres médias, en quelque sorte.

Université d’été Angoulême 2010 : Intervention de Jean-Pierre Aucouturier, responsable de la diversification chez Gulli (Groupe Lagardère)
Photo : D. Pasamonik (L’Agence BD)

Benoît Berthou parla d’hyper-œuvre. De manière plus prosaïque, Eric Leguay [4] rappela quant à lui que « toutes ses questions ont été abordées à la fin du siècle dernier quand est arrivée d’une manière industrielle la convergence des médias. C’est-à-dire quand des gens qui détenaient des tuyaux ont dit : « J’ai des tuyaux, qu’est-ce que je vais mettre dedans ? ». Ce qui est intéressant, c’est qu’on est toujours dans cette problématique. J’ai toujours plein de tuyaux et il en arrive de nouveaux tous les jours, mais je ne sais toujours pas quoi mettre dedans.  »

Thierry Smolderen
(c) Thierry Lemaire

Nous parlons donc bien là de déclinaison de produits dans différents « tuyaux », sujet avec lequel les représentants invités des trois mastodontes médiatiques Orange, France Télévisions et Lagardère, étaient particulièrement à l’aise. Leurs interventions, très efficaces mais largement déshumanisées, laissèrent le public très perplexe, manifestement venu pour entendre parler d’œuvres et de projets artistiques.

Difficile effectivement de retenir autre chose dans ces discours bien huilés que l’envie de remplir des « tuyaux » pour Orange, de ramener des communautés vers la télévision pour les chaînes publiques, et d’une course échevelée à la visibilité pour la chaîne Gulli (filiale de Lagardère) bientôt à l’assaut des aires d’autoroutes. Un discours de rentabilité donc, bien peu surprenant en vérité. Cette table ronde donna quand même lieu à la seule saillie des trois jours, une vive réaction de Thierry Smolderen [5], venu dans le public après sa participation à la table ronde de la veille, qui utilisa entre autres les mots « forains », « bonimenteurs » et « mammouth gigantesque » pour caractériser les interventions qu’il venait d’entendre.

Benoît Berthou
(c) Thierry Lemaire

Au-delà de cette constatation de la pesanteur des grosses structures et de l’enseignement très (trop ?) porté vers le commercial des écoles de l’image (Gobelins, ENJMIN, etc), plusieurs points fondamentaux furent soulevés pendant les discussions. Dans son introduction du premier jour, Thierry Smolderen rappela que la bande dessinée, dès ses premiers pas d’ailleurs, est au carrefour de tous les arts que nous avons cités plus haut, se nourrissant d’eux et les enrichissant pareillement.

Alors, quelle peut être la place du 9ème art dans ces nouveaux modes de production de biens culturels ? S’il a tout pour s’y intégrer (on lui connaît déjà les produits dérivés et certaines déclinaisons multimédias), Benoît Berthou souligna le danger, pour la bande dessinée, de l’évolution du crossmédia. L’exemple américain montre que ce n’est plus le livre qui est au milieu du modèle à 360°, mais la licence. Autour, gravitent désormais les jeux vidéo, les séries TV et les films, la musique et les livres.

Le danger pour la bande dessinée, du fait des nouvelles pratiques culturelles – notamment la baisse de la lecture – et de la disproportion des budgets avec les autres secteurs, est que le jeu vidéo prenne la place centrale du crossmédia. Le livre ne serait alors qu’un produit dérivé comme un autre (nous en avons déjà un premier exemple avec la création de la maison d’édition de bandes dessinées Les deux royaumes par Ubisoft). « Ce crossmédia impose des investissements importants. Suffisamment importants pour rendre problématique l’inscription du crossmedia dans un marché de niche. », souligna Benoît Berthou.

(par Thierry Lemaire)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN :

[1directeur de l’ENJMIN (Ecole Nationale du Jeu et des Médias Interactifs Numériques)

[2Spécialiste de l’édition, chercheur au LABSIC, Université Paris 13.

[3Il travaille chez Transmedia lab, concepteur de contenus numériques.

[4Consultant expert en médias et enseignant aux Gobelins l’école de l’image.

[5Auteur, enseignant à l’EESI, théoricien de la BD.

 
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5 Messages :
  • Université d’été de la BD : marketing mon amour ? (1/2)
    1er août 2010 19:21, par Francois Pincemi

    La BD existe depuis plus de cent ans, on peut même dire qu’elle est plus ancienne si l’on se rappelle de Christophe, Toepffer, Busch.

    Tout ce qu’elle a besoin pour se développer, c’est de public intéressé par du papier imprimé, avec des auteurs intéressants. Tout le reste n’est que foutaise techno !

    Je comprends bien que les responsables de gros tuyaux aient besoin de contenu pour rentabiliser leur affaire de plomberie, mais il faut bien voir que les fournisseurs de "numérique prêt à consommer" ont déjà assassiné l’industrie du disque, mis à mal celle du cinéma, et à moitié détruit la presse écrite qui est en train de crever sous nos yeux.

    Je suis désolé, je suis peut-être de la vieille école, mais si j’ai envie de lire une histoire, rien ne m’empêche de lire un album en papier. Avec plus de 4000 nouveautés par an, ce n’est pas le choix qui manque ! Et si de nombreuses nouveautés sont médiocres, rien n’empêche de relire les meilleures pièces de sa collection. Je commence à en avoir marre de cette vague techno qui n’a pour but que de nous vendre gadgets débiles et abonnements onéreux, pour du vent.

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  • Bonjour Thierry. Je réagis à ta phrase : "le chiffre d’affaire total de la BD en France atteint 400 millions d’euros, très loin des 1058 millions atteints en 2008-09 par le seul Ubisoft". En effet, le jeux-vidéo est une industrie nécessitant de gros capitaux, et seule un sortie mondiale peut permettre d’amortir les coûts élevés de fabrication. Le chiffre d’affaires que tu cites (plus d’un milliard d’euros) correspond en fait au CA mondial d’Ubisoft, qui si ça se trouve réalise moins de 15% de ses ventes en France.

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    • Répondu par Thierry Lemaire le 2 août 2010 à  14:08 :

      Bonjour Michel. Oui, effectivement, c’est le CA Monde d’Ubisoft, ça méritait d’être précisé. En même temps, ça donne un ordre de grandeur et ça montre la force de frappe que pourrait avoir Ubisoft pour une stratégie BD active en France. D’un autre côté, avec 400 M, on n’est pas loin du CA Monde de la BD francophone (même en ajoutant la Belgique, la Suisse et le Québec, on n’atteint pas le milliard). Et puis je terminerai en précisant qu’en plus, Ubisoft est loin d’être le plus gros éditeur de jeux vidéos.

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      • Répondu le 2 août 2010 à  16:57 :

        En tout cas, Ubisoft est le 4e plus gros éditeur de jeux vidéo au monde, derrière Nintendo, Electronic Arts et Activision-Blizzard.

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        • Répondu par Sergio Salma le 3 août 2010 à  08:55 :

          Je trouve ridicules ces comparaisons. D’une part, c’est une nouvelle fois accorder une primauté, une importance, une suprématie aux chiffres. D’autre part il s’agit de secteurs absolument différents et je ne comprends même pas pourquoi on en vient à de tels calculs. L’importance d’un secteur ne se mesure pas seulement à la grandeur du CA. ça voudrait dire que les acteurs les plus importants dans ce monde sont les marchands d’armes , les marchands de luxe et les vendeurs de bagnoles.
          Les industries du divertissement se sont toujours partagé les foules. Un secteur prendra forcément les devants à certaines périodes et si la bande dessinée est en "danger" c’est plus à cause de ses propres dérapages . Ce qui se passe avec les jeux- vidéos, phénomène en progression depuis au moins 15 ans est lié aux technologies qui viennent bouleverser les habitudes( téléphone ou ordi portables , les écrans de toutes sortes, la 3D, le cinéma...) . Une partie de la bande dessinée va glisser sans doute dans un mode de consommation différent, est en train de glisser d’ailleurs, mais une partie seulement .Il y a un entrain , une hystérie dans les habitudes de consommation, un roulement effréné dans ces domaines où les améliorations technologiques SONT le sujet. Tout ça entraîne les chiffres vers le haut mais n’est finalement qu’anecdotique( c’est mon humble avis).

          Il y a des secteurs qui ont des chiffres modestes et qui sont pourtant des acteurs majeurs. Une boîte quelle qu’elle soit a intérêt à calculer ses entrées et ses dépenses et peut très bien être bénéficiaire sans faire baver les faiseurs de statistiques.

          La bande dessinée est restée dans sa formule désuète et pourrait très bien continuer sa route. La solution sera peut-être de réduire la voilure plutôt que de courir derrière les résultats en supermarché. Il me semble que dans les 10 dernières années, il y a eu un paquet de réussites commerciales qui ont petit à petit laissé la place à d’autres( je pense à Caméra Café par exemple) Pic de chiffres, sorties rapprochées , chiffres épatants pour arriver à quoi ? Les auteurs pas contents, des produits dérivés consternants, l’éditeur qui voit les retours gonfler et le tout fait capoter tout doucement l’affaire.

          Je trouve bien plus belle l’idée de développer les livres qui soient encore plus des livres qu’avant. Cette notion du papier, de l’impression doit justement se développer. Les dessinateurs doivent devenir encore plus dessinateurs, le bouquin doit redevenir encore plus cette source de plaisir unique plutôt que de lorgner vers les autres médias(Ah ! ces dessinateurs qui dessinent comme s’ils faisaient du cinéma !). L’éditeur doit offrir de beaux livres tant au niveau du fond que de la forme. Ce qui se passe aujourd’hui, tout le monde le qualifie de déclin alors qu’il ne s’agit que d’un formidable et sain écrémage.

          Il y a une quantité incroyable d’auteurs qui prouvent que c’est une période magnifique, un âge d’or comme l’a dit plusieurs fois Didier Pasamonik dans ces colonnes. Malheureusement, les rayons sont envahis par des envies étranges. Beaucoup d’auteurs se sont laissés prendre à cette autre hystérie, celle qui revient à penser que le bonheur est dans les chiffres. Le plus dramatique, là c’est le lecteur que je suis qui réagit, c’est que ça modifie l’approche et le contenu des bouquins . Quand les auteurs pensent à ces considérations, c’est mauvais signe.
          Repensons un peu à tous nos coups de coeur, nos lectures d’enfant ou d’ado. Les plus grands auteurs reléguaient très loin cette motivation. On s’associe à l’éditeur pour offrir de belles choses au lecteur . Tout reste à faire.

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