Swann Meralli, dont l’activité principale se situe dans le domaine de l’urbanisme (en alternance avec la réalisation de projets filmiques), avait jusque-là scénarisé un seul album, L’homme, un récit burlesque dessiné par Ulric et publié chez Jarjille en 2016. Il est associé avec son ancien éditeur, le dessinateur Deloupy, pour proposer un album tout sauf burlesque : une histoire de la guerre d’Algérie vécue par différentes femmes. Plus exactement, il s’agit du récit fait par ces femmes de leur guerre d’Algérie subjective. Le dessin magnifie le propos du scénariste. Deloupy atteint ici le sommet de sa carrière d’un point de vue graphique. Son dessin épuré, expressif et d’une lisibilité extrême est servi par des couleurs absolument splendides, et l’ensemble évoque par moments E. Guibert et sa Guerre d’Alan.
Face au mutisme de son père, un ancien appelé du contingent, l’héroïne de l’album part interroger différentes femmes : sa mère, victime d’un attentat du FLN ; une fille de harki ; une moudjahidate, une femme résistante ; une pied-noire ; etc. Chaque récit éclaire les facettes de cet épisode complexe avec finesse et nuance, comme lorsqu’une moudjahidate explique avoir souffert du racisme de son institutrice étant enfant, puis être entré en résistance quand son père, membre du FLN, a été torturé par l’armée française. Mais elle souligne devoir la vie à un Français, qui l’a aidée à s’enfuir, avant de déchanter, une fois dans le maquis, tant la position des femmes est peu enviable et tant elles sont méprisées, voire malmenées, par les moujahidines. Elle explique surtout comment le gouvernement en place propose aujourd’hui une vision partisane de cet épisode, en en faisant une guerre d’hommes et en supprimant le rôle joué par les femmes. Le traitement fut si violent envers les femmes à la fin de la guerre, qu’elle dut s’enfuir. Les crimes de chaque partie sont mis en regard les uns des autres, l’engrenage de la violence est bien analysé, et cet album se prêterait parfaitement à une utilisation pédagogique, notamment en classe de terminale.
On regrettera néanmoins la représentation explicite des scènes de torture. Montrer ou suggérer la violence, la question a toujours été compliquée : A. Spiegelman ne montre pas l’intérieur des chambres à gaz, uniquement décrites verbalement par un des protagonistes ; alors que P. Croci dans Auschwitz choisit de nous montrer l’amoncèlement des cadavres. Des deux œuvres, c’est pourtant Maus qui restera à la postérité par sa force évocatrice. De nombreux albums font « entendre » la torture en Algérie (Azrayen’, Une éducation algérienne), d’autres jouent sur les couleurs pour montrer la violence (Petit Polio). Cet album rejoint donc Tahya El-Djazaïr dans sa volonté de montrer la dureté de la torture de manière directe, ce qui peut sembler contreproductif : il ne s’agit en tout cas pas de la manière la plus efficace d’un point de vue narratif de transmettre la violence de la chose.
Raconter la guerre d’Algérie en bande dessinée, c’est se frotter à l’une des pages d’histoire contemporaines les plus complexes de notre histoire récente. À l’exception d’Une éducation algérienne (Guy Vidal et Alain Bignon, Dargaud, 1982), aucun album de fiction ne se frotta au sujet durant les trois décennies qui suivirent la guerre. La parole si libéra ensuite, en bande dessinée comme dans les autres arts. Parler de la guerre, oui, mais sous quel angle ? Dans un premier temps, ce fut sous un angle militant, généralement pour dénoncer la violence de l’armée française, puis émergèrent ces dernières années des albums consacrés à une mémoire particulière : celle des harkis, celle des Français luttant en métropole pour l’indépendance de l’Algérie, celle des moudjahidines, celle des appelés du contingent, celle d’un jeune enfant vivant en France pendant la guerre d’Algérie (Petit Polio), celle des enfants de pieds-noirs, etc. Dans tous ces cas, il s’agit de la mise en image du récit d’un acteur ou d’un témoin : généralement ses parents ou grands-parents.
Sans reprendre ici l’ensemble de l’histoire de la bande dessinée francophone, notons qu’Algériennes est très représentatif de la manière dont on devrait traiter le sujet dans les années à venir. D’abord, en adoptant l’angle, encore inédit en bande dessinée, de la guerre d’Algérie vue par les femmes. Ensuite, parce qu’à l’exception d’Azrayen’, modèle de traitement équilibré du conflit, le neuvième art a longtemps proposé une kyrielle de mémoires individuelles, avant d’évoluer très rapidement ces derniers mois. On pense notamment à l’Histoire dessinée de la guerre d’Algérie, dans laquelle Benjamin Stora et Sébastien Vassant scandent leur récit chronologique par une multitude de témoignages (un appelé du contingent ; un journaliste proche du FLN ; un harki ; Benjamin Stora lui-même, qui raconte sur une planche le jour où lui et sa famille ont quitté l’Algérie ; etc). Cette volonté de proposer un récit choral, confrontant avec nuance les différentes mémoires, s’exprime ici de manière exemplaire et Algériennes rentre d’ores et déjà dans la courte liste des albums marquants sur ce sujet.
(par Tristan MARTINE)
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