Il faut voir ce qu’était Angoulême il y a 50 ans : une sorte de fête ambiance Maison des jeunes et de la culture, comme il y en a 300 en France aujourd’hui, initiée par l’alliance d’un collectionneur, Francis Groux, un politique, Jean Mardikian, adjoint au maire, et un professionnel, Claude Moliterni, alors directeur éditorial chez Dargaud.
Pour accueillir les visiteurs, une grande tente qui, une année, avait été arrachée par la tempête, le festival se terminant dans la salle des sports municipale. Les « Grands Prix » (de la ville d’Angoulême, et non du FIBD) étaient des « grands auteurs » admirés par les organisateurs : André Franquin, le meilleur dessinateur de son temps, Will Eisner, créateur du Spirit, une série arrêtée en 1952, un auteur rangé des voitures pensait-on..., René Pellos, dessinateur des Pieds Nickelés depuis l’avant-Guerre, Jijé, chef de file de « l’Ecole de Charleroi », Marijac, figure de l’édition d’avant et surtout d’après-guerre… À chaque fois, un auteur honoré « pour l’ensemble de son œuvre »… Les Prix sont des « Alfred », du nom de la mascotte de Zig et Puce et le patron du Festival, Pierre Pascal, participe à l’émission « La Tête et les Jambes » pour étaler son érudition sur les illustrés d’avant-guerre. Ça sentait un peu le vieux papier…
Coup de jeune
Jean-Marc Reiser, figure d’Hara Kiri et de Charlie Hebdo vient rompre cette routine, qui est élu à l’âge de 36 ans. C’est l’émergence d’une BD adulte et la première révolution du FIBD. Avant, c’étaient les héros et, accessoirement, leurs auteurs qui étaient médiatisés. À partir de 1978, année de la naissance d’(A Suivre), ce seront les auteurs qui le seront. Des noms émergent : Pratt, Fred, Moebius, Mézières, Bretécher, Gotlib, Gillon, Bilal, Tardi, Druillet, Pétillon… qui seront plus notoires que leurs personnages. La sacro-sainte série franco-belge commence à avoir du plomb dans l’aile. Des collections comme Signé ou Aire Libre font leur apparition.
Des éditeurs comme Charlie Mensuel et Le Square, Les Humanoïdes Associés, Fluide Glacial, Glénat, Albin Michel qui a repris L’Echo des Savanes choisissent la voie adulte dans la foulée de l’hebdo Actuel. Manara, Crepax, Pichard, Liberatore explorent ces nouveaux plaisirs.
Au niveau des invités et des prix décernés, Moliterni veillait à ce que Dargaud soit servi (à l’exception d’Uderzo et Goscinny, fâchés avec leur éditeur et pouah ! trop commerciaux, déjà !), tandis que Louis Gérard, sémillant directeur commercial de Casterman (il vient de décéder voici deux semaines, c’est le moment de lui faire un petit hommage) à qui l’on doit d’avoir convaincu Hergé de venir dans ce petit festival charentais, s’impose, dans ces années-là, comme le « faiseur de rois ». La plupart des auteurs émergents d’(A Suivre) : Pratt le premier qui rafle un « Grand Prix spécial » en 1988, Tardi, Comès, Forest… repartaient avec un trophée. Moliterni roulait pour les Italiens et les Parisiens, Gérard pour les Belges.
Depuis 1981, le lauréat élu préside le jury. En 1989, les anciens Grands Prix constituent une « Académie » qui élit l’un de ses pairs. Cela favorise la cooptation d’auteurs de la même génération, ce qui favorise dans un premier temps Dargaud et Casterman, puis Albin Michel, un peu moins Glénat, et enfin Delcourt dans une espèce d’effet « Galligrasseuil », surnom du Prix Goncourt.
Et soudain, une femme… (air connu)
En 1997, on tente de réformer ce système en faisant voter les auteurs présents sur le festival. Sortent du chapeau Goossens, Boucq et, ô surprise, Robert Crumb. C’était clairement une provocation à l’encontre des organisateurs du FIBD. Une première. L’affiche, d’ordinaire confiée au lauréat, est remplacée par un poster d’un mauve mortuaire. L’Académie reprend le pouvoir en 2000, donnant le Prix à Florence Cestac, première femme (si l’excepte Bretécher lauréate d’un « prix-anniversaire ») à être élue à l’Académie depuis sa création. La revendication féministe aboutit, enfin. Elle n’en a pas fini avec le petit monde du 9e art qui sent le vestiaire de garçons.
La cooptation générationnelle bat son plein, y compris pour Zep ou Loisel, plus jeunes, inscrits dans la ligne franco-belge. Mais la génération de la bande dessinée alternative, avec L’Association en figure de proue, pointe son nez avec la triplette Trondheim, Dupuy-Berberian, Blutch entrecoupée de Wolinski et Muñoz. Jean-Claude Denis crée une petite surprise qui montre que désormais, dans l’Académie, les clans s’opposent dans des joutes de plus en plus féroces. L’élection de Willem l’année suivante fait scandale (sauf chez ActuaBD !)
Pas vu, pas Prix
En 2013, Trondheim affirme publiquement que l’Académie « ne lit pas la BD », se moque ostentatoirement de Wolinski qui suggère Milo Manara comme Grand Prix. Le FIBD saute sur l’occasion pour créer la dissension entre l’Académie en mixant son vote avec un vote d’auteurs par internet, ce nouveau média si prégnant. L’Académie se désolidarise de ce système et explose en plein vol. Était-ce là une manœuvre délibérée du FIBD pour liquider une Académie qui l’obligeait à inviter 26 grands auteurs à ses frais ? L’occasion est bonne en tout cas pour faire des économies.
Depuis, chaque Grand Prix et chaque édition en général sont émaillés de scandales : en 2016, Riad Sattouf, suivi par d’autres, exige son retrait de la liste des papabile en raison de l’absence de femmes sur 30 nominés. La leçon sera retenue pour les années suivantes qui élisent même une mangaka à la dignité de Grand Prix : Rumiko Takahashi. Elle sera suivie en 2022 par Julie Doucet. Aujourd’hui, dans le trio de tête, deux femmes sont nommées.
Ce serait un collège d’environ 1500 à 2000 personnes qui votent, des auteurs désignés par leurs éditeurs. Il semble que cette année qu’il soit choisi sur une base plus large. Pour quelle raison, sur quelle base ? On n’en sait rien, le FIBD ne communiquant pas sur les détails du scrutin. Pourtant, dans tout scrutin démocratique, la désignation des candidats est parfaitement transparente. Qui peut nier qu’en sous-main des campagnes électorales menées par différents partis (associations, éditeurs, auteurs…) ont parfaitement lieu ? Il est temps que cette ambiguïté soit levée.
Globalement, avec le temps, les prix récompensent davantage la bande dessinée alternative. Cela avait commencé avec l’élection de Trondheim, un prix qui récompensait L’Association dans son ensemble et qui aurait dû revenir à Jean-Christophe Menu s’il avait été un peu moins anar et un peu mieux en cour…
Là encore, du côté du FIBD, c’est un choix calculé car évidemment il oriente ce choix : en nommant ses présidents de jury et en composant le jury de présélection.
Face aux mastodontes de l’édition de plus en plus concentrés et plus gestionnaires, avoir une multitude de petits éditeurs est plus rentable pour vendre du mètre carré, fonction première de 9e Art+, l’opérateur du FIBD, s’il veut assurer sa survie. Le doublement de l’espace Asie et en particulier les efforts consacrés à séduire les éditeurs de webtoons -les plus généreux en budgets marketing ces derniers temps- en témoignent. La Ville d’Angoulême comme l’Agglomération accompagne volontiers ce mouvement pour assurer l’avenir.
Alors qui sera Grand Prix ce soir ? Une féministe militante culte comme Alison Bechdel, à la suite de Julie Doucet l’année dernière, une fraîche académicienne comme Catherine Meurisse qui investira Angoulême l’épée au clair, ou le best-seller du roman graphique Riad Sattouf ? Rendez-vous ce soir pour savoir. ActuaBD est là pour vous le dire !
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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