Pour les quinze ans d’existence du Label 619, celui-ci a eu le droit à un espace dédié au Hall 57. Une première dont Run, auteur de Mutafukaz et père-fondateur de la structure, se félicite en aparté. Il faut dire que les auteurs du label ont le vent en poupe depuis plusieurs années. Mathieu Bablet (finaliste du Grand Prix de la Critique ACBD entre 2017 avec Shangri-La et en 2021 avec Carbone et Silicium), Neyef (Hoka Hey ! Prix des libraires de bandes dessinées 2023) et Guillaume Singelin (Eco-Fauve Raja 2024, Prix Landerneau 2023, pour Frontier) ont marqué de leur empreinte les critiques et le public de ces dernières années. Un succès dans lequel Rue de Sèvres a joué un rôle, de l’aveu même de Run. Un partenariat réussi, donc, qui avait été formalisé en 2021.
Le Label 619 : un jalon de l’histoire de la bande dessinée prend du galon
Le Label 619 incarne une bande dessinée « métissée » selon les mots de son fondateur. Celui-ci, comme d’autres artistes de la maison, revendiquent un syncrétisme graphique des trois grandes traditions du 9e art : BD franco-belge, comics et mangas. La culture populaire y est centrale et valorisée, ce de manière à réhabiliter une pop culture française tombée en désuétude ou quelque peu ringarde dans ses avatars.
La structure, initialement rattachée aux éditions Ankama, n’a pas arrêté de multiplier les projets aux formats divers, toujours adaptés aux histoires racontées, et de s’inscrire dans son époque de par les thématiques traitées (écologie, complotisme, transhumanisme, féminisme, inégalités sociales, ultra-violence…). Les grands formats de style franco-belge aux finitions de qualité (Frontier, Hoka Hey !, The Midnight Order) laissent place au format fascicules comics (Loba Loca, Mutafukaz 1886…) et aux œuvres collectives au format magazine (DoggyBags, Lowreader).
Dans l’histoire de la bande dessinée, les collectifs ont tendance à jouer un rôle déterminant et structurant dans l’évolution du medium. Que ce soient les revues et magazines (Pilote, Métal Hurlant, Garo, AD 2000, (À suivre), RAW…), l’Atelier "R" à l’Institut Saint-Luc de Bruxelles (François Schuiten, Benoît Sokal, Philippe Francq, Frédéric Bézian, Yves Swolf…), la collection Poisson Pilote (Riad Sattouf, Christophe Blain, Manu Larcenet, Mathieu Sapin, Joann Sfar, Guy Delisle, Kerascoët…) ou la maison d’édition l’Association (Lewis Trondheim, Jean-Christophe Menu, David B, Marjane Satrapi…), ces collectifs ont grandement participé à faire évoluer le medium. Avec le Label 619 - dont l’avenir s’annonce radieux quand on connaît la jeunesse de ses têtes d’affiche - l’histoire de la bande dessinée a un nouveau jalon. Un collectif qui aura émergé durant la décennie 2010 et qui devrait connaître l’apothéose avec la décennie 2020. Le talent est là, reconnaissons-le. À quand une grande exposition consacrée au Label 619 à Angoulême ?
Le comics étasunien, le parent pauvre du festival d’Angoulême ?
Certains diront que le comics étasunien a toute sa place à Angoulême, en témoignent le Fauve d’or et le Fauve de la série 2024 (Monica, The Nice House on the Lake). Ce n’est pourtant pas l’avis du directeur éditorial d’Urban Comics qui a demandé, sur scène, à ce qu’un poste de directeur artistique dédié au comics soit créé au Festival d’Angoulême. De la même manière que le manga a son organisation dédiée avec à sa tête Fausto Fasulo, rédacteur en chef de la revue spécialisée ATOM.
Nous partageons son constat et sa demande. Ces deux prix dissimuleraient-ils la forêt ignorée du comics étasunien ? Avec huit sélections sur 45 dans la sélection officielle 2024, on pourrait s’en satisfaire, encore que... Entre 2020 et 2024, sept comics étasuniens ont été récompensés contre sept mangas (on exclut le prix Konishi). L’équilibre semble donc de rigueur. Cependant, depuis deux ans, quatre mangakas japonais ont reçu un prix spécial ou d’honneur contre aucun pour des auteurs étasuniens. Les Étasuniens ont pu se consoler avec quatre Grand Prix depuis 2010 contre 3 pour le Japon. En revanche, quand on regarde les expositions dédiées aux comics, seules quatre expositions ont eu lieu entre 2020 et 2024, soit moins d’une par an, contre 11 pour le manga, soit une moyenne supérieure à 2 par an.
Par conséquent, ce n’est peut-être pas tant par les prix que le comics étasunien souffrirait (d’autant que si on y ajoute les auteurs de comics canadiens, les statistiques augmenteraient), que sur le plan strictement artistique de la programmation du festival. Alors oui à un directeur artistique dédié aux comics ! Oui à davantage de prix rendant hommage aux grands auteurs étasuniens de notre époque !
Le scénariste, un auteur « incomplet » ?
« Qu’est-ce qu’un auteur complet ? » fait mine de se demander l’autrice Julie Birmant, récipiendaire du Prix René Goscinny lors de la cérémonie de remise des prix. Le vieux et éternel débat de la place du scénariste, ainsi que la considération dont on doit savoir faire preuve à son égard. N’est-on véritablement artiste que lorsqu’on sait à la fois dessiner et scénariser une bande dessinée ? Difficile de dire autre chose quand on sait que depuis 2000, aucun auteur, dont la profession est uniquement celle de scénariste, n’a remporté le Grand Prix. Sous les applaudissements, elle affirme très bien se satisfaire d’être une autrice « incomplète ». S’il n’est nullement question de reprocher au Prix Goscinny d’exister, il est néanmoins probable que cela a retiré une belle épine du pied aux jurys du festival. Chaque année, des scénaristes sont récompensés pour la qualité de leur travail. Cette année, le festival honorait Thierry Smolderen, scénariste et historien belge, grâce à une exposition intitulée « le scénario est un bricolage ».
Être scénariste n’en demeure pas moins un métier encore trop peu considéré, comme celui de coloriste. Cette année, le Grand Prix de la Critique ACBD a été remis à Antonio Altarriba, Sergio Garcia Sanchez et Lola Moral pour Le Ciel dans la tête. Lors de son discours de remerciements, Lola Moral, coloriste créditée en tant qu’autrice à part entière de cette bande dessinée, a déclaré "consacrer ce prix à tous les coloristes invisibles". Le ton est donné.
La place des autrices au Festival : quelles évolutions ?
Il s’agit probablement d’un des sujets qui crispent le plus certaines autrices elles-mêmes – une autrice s’est fendue d’un post Instagram après l’annonce du prix pour dénoncer le fait que le Fauve d’or ait été encore remis à un homme - et ceux qui s’émeuvent d’un féminisme vindicatif truquant le jeu des remises de récompenses. Les lecteurs réactionnaires et misogynes ne manquent jamais de faire savoir qu’on serait dans une terrible époque wokiste – mot fourre-tout de leurs obsessions dont ils ignorent souvent la signification - où la décadence culturelle mène à la décomposition de notre civilisation. Rien que ça. La nomination de trois femmes pour la course au Grand Prix en 2023 et deux en 2024 ? Un mal pire que la COVID-19 quand on s’attarde sur les vociférations, doctement argumentées des Gardiens du temple patriarcal, où l’on n’est pas à une contradiction près. Pour la manifestation 2024, qu’en est-il réellement ?
Le Grand Prix ? Depuis 2019, sur six Grand Prix, trois ont été remis à des femmes, dont Posy Simmonds en 2024. Auparavant, seules deux femmes (Claire Bretécher et Florence Cestac) l’avaient obtenu depuis 1974. Sur les deux dernières années, un seul homme a figuré dans la course au Grand Prix. Les choses semblent donc évoluer dans le bon sens afin d’obtenir une meilleure représentation du travail de qualité des femmes dans la profession. Catherine Meurisse en 2025 ?
Le Fauve d’or ? Seules trois femmes l’ont reçu depuis 2000, la dernière récipiendaire étant Emil Ferris en 2019. S’il n’est nullement question de remettre un Fauve d’or au titre qu’une autrice appartient au sexe féminin, il est incontestable que de grandes œuvres écrites par des femmes n’ont pas été récompensées à la hauteur de leur qualité depuis 24 ans. Pour celles et ceux que cela intéressent, prière de consulter les listes des prix Artémisia. De nombreuses pépites sont à y découvrir.
Les autres prix (Fauves, Prix spéciaux, Prix Goscinny, Prix Konishi, Prix ActuaBD, Prix Druillet, Prix Schlingo et Prix Couilles au cul) ? En 2024, sur 19 prix (le Prix Druillet n’a pas encore été remis), huit femmes remportent un prix contre 13 pour les hommes. En 2023, sur 20 prix, 10 femmes et 12 hommes ont été récompensés. En 2020, sur neuf Fauves, cinq femmes et cinq hommes sont récompensés. Le constat est donc globalement positif quant à la place des femmes dans les récompenses reçues au Festival d’Angoulême depuis plusieurs années même s’il reste encore du chemin à parcourir.
Les expositions ? Sur neuf expositions – hors exposition sur les 50 ans de la BD scolaire et la BD canadienne – six femmes (dont trois bénéficient d’une exposition qui leur est consacrée ou au côté d’un coauteur ou d’une coautrice) et sept hommes (dont six bénéficient d’une exposition qui leur est consacrée ou au côté d’un coauteur ou d’une coautrice) ont eu le droit d’exposer leur travail.
En 2023, sur huit expositions – hormis ""Couleurs !" – neuf femmes (dont trois bénéficient d’une exposition qui leur est consacrée ou au côté d’un coauteur ou d’une coautrice) et neuf hommes (dont quatre bénéficient d’une exposition qui leur est consacrée ou au côté d’un coauteur ou d’une coautrice) ont exposé leur travail dans le cadre du Festival. La situation est donc positive sans être idyllique, des progrès étant encore possible pour se rapprocher davantage d’une parité systématique.
Un souhait ? Davantage de Fauves d’or pour les femmes, une présence régulière parmi les récipiendaires du Grand Prix et davantage d’expositions consacrées exclusivement à des femmes dans les années à venir afin de poursuivre le travail bien entamé de reconnaissance du 9e art au féminin.
Vous avez dit « international » ?
On reproche régulièrement au Festival d’Angoulême de ne pas assez refléter la création internationale de la bande dessinée. En 2024, les Fauves ont récompensé cinq Français, deux Étasuniens, quatre Espagnols, trois Japonais et une Coréenne. Sur huit expositions consacrées à une œuvre ou une carrière, six sont consacrées à des auteurs et autrices qui n’ont pas la nationalité française. Une 9e exposition, bien que modeste par son ambition et sa taille, est dédiée à la bande dessinée canadienne et a le mérite d’exister. Le Grand Prix et le Fauve d’or ont été remportés respectivement par une autrice britannique et un auteur étasunien. Enfin, dans les stands disponibles, on pouvait découvrir la bande dessinée chilienne ou la bande dessinée polonaise pour ne citer que ces exemples.
Chiffres à l’appui, il est donc tout à fait contestable et inexact d’affirmer que le Festival d’Angoulême n’est pas international en 2024. En revanche, on pourrait formuler le souhait que le Festival fasse davantage découvrir une bande dessinée en dehors des trois pôles historiques de création, comme la bande dessinée africaine, sud-américaine et proche-orientale, mais aussi donner plus, ou encore plus, de place à la BD espagnole, allemande, italienne, britannique et d’Europe de l’Est.
Le Festival d’Angoulême ? Un festival de l’avant-garde des bulles
Un sujet brûlant depuis plusieurs années est celui de la nature de la bande dessinée récompensée au Festival d’Angoulême. Certains parlent d’un Festival cannois de la BD. Sous-entendu, sur le modèle du célébrissime festival du cinéma, un festival qui ne récompenserait que de la bande dessinée dite marginale, d’avant-garde, d’art et d’essai, indépendante, alternative, d’auteur(e), élitiste. Prenez l’adjectif qui vous conviendra le mieux.
Ce qui est certain, c’est qu’il existe un constat : la bande dessinée récompensée à Angoulême est globalement peu ou pas commerciale, soutenue par la critique, marquée par des exigences ou audaces graphiques et scénaristiques. Une volonté du Festival existe aussi, celle de soutenir les œuvres qui échapperaient à la lumière. À une époque où près de six mille bandes dessinées sortent chaque année, les candidats à la lumière ne manquent pas. Certains médias s’amusent même à dresser chaque année la liste des "oubliés" du Festival. De plus, comme dans de nombreux arts, le genre de l’humour est fort peu présent, souvent délaissé au profit de la tragédie et autres genres dits « sérieux. »
Voilà quelques années, le Festival d’Angoulême donnait le Prix de l’audace – trois années durant – afin de récompenser un auteur ou une autrice réalisant un album expérimental. Un prix qui a disparu. Trois années durant, les Césars ont remis le Prix du Public. Une récompense destinée à réduire le fossé qui ne cessait de se creuser entre le choix des professionnels et les films appréciés du public. Un grand écart qui semble aussi toujours plus important au Festival d’Angoulême.
Les sujets de réflexion cruciaux pour la direction du Festival ne manquent pas. Rendez-vous en 2025 !
(par Romain GARNIER)
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
Participez à la discussion