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Charles Berberian : « Je crois que tous les dessinateurs qui se lancent dans l’idée de retranscrire la musique veulent capturer ce qui est absolument insaisissable. »

Par Morgan Di Salvia le 14 février 2011                      Lien  
Dans Juke Box, Charles Berberian nous fait partager quelques disques de sa collection. D’anecdotes en rencontres imaginaires, il parle avec une passion vibrante des musiques et chansons qu’il aime écouter, chanter ou apprendre par coeur. Une conversation érudite à propos de la mythologie pop.

Dessiner des musiciens que l’on admire, c’est un peu comme faire du air guitar devant son miroir… Est-ce que ça participe au plaisir de se glisser dans leur peau ?

Je vois ce que vous voulez dire, mais ça n’est pas tout à fait la même chose. L’air guitar, c’est très rigolo, mais c’est réellement de la masturbation. On n’en est jamais loin : le positionnement, la forme de la guitare, la main qui gratte les cordes au niveau du sexe. Si on enlève l’instrument, il ne reste plus que ça… Je crois que tous les dessinateurs et tous les photographes qui se lancent dans l’idée de retranscrire la musique veulent capturer ce qui est absolument insaisissable. Le meilleur exemple, c’est la pochette de London Calling des Clash. Mais c’est une exception, il y a toute l’électricité et l’énergie des concerts des Clash dans cette photo.

Charles Berberian : « Je crois que tous les dessinateurs qui se lancent dans l'idée de retranscrire la musique veulent capturer ce qui est absolument insaisissable. »
Juke Box
© Berberian - Fluide Glacial

Comment faire pour dessiner la musique ?

La vocation du dessin, comme le croquis de voyage, c’est de retenir le temps. Les dessinateurs qui dessinent la musique veulent retenir ou retranscrire la musique mais aussi capturer l’impression, le sentiment que crée la musique. Les journalistes rock le font à travers l’écriture. Il y a réellement une littérature rock qui s’est créée par la musique. Aux Etats-Unis, ce sont des gens comme Lester Bangs ou Hunter S. Thompson. Chez nous, un type comme Philippe Manœuvre a inventé la littérature rock française. Ça n’est pas par hasard que Virginie Despentes se soit retrouvée à écrire dans Rock & Folk. Elle y a écrit de superbes articles sur les Ramones, entre autres. Il y a d’autres exemples : Vincent Ravalec, Philippe Jaenada. Ce sont des écrivains français que j’aime beaucoup, qui ne placent pas la littérature sur un piédestal, mais qui sont influencés par le rock. Nick Hornby fait aussi partie de cette famille. Ce que j’essaie de faire en bande dessinée, ça n’est justement pas l’air guitar… Avec mes dessins, j’essaie de m’approcher de la démarche des journalistes de rock.

Votre album serait donc une forme de journalisme dessiné ?

C’est une manière de se fondre non pas dans les costumes des musiciens eux-mêmes, mais plutôt d’endosser un rôle de passeur comme ces journalistes de rock. C’est noble de transmettre. C’est généreux. D’ailleurs, je ne connais pas de journalistes rock qui aient fait fortune. On voit bien qu’un type comme Manœuvre n’est pas riche. Bon, maintenant, comme il est un peu vieux, il cachetonne à la télé et tant mieux pour lui, il a le droit. Il n’a pas vendu son âme pour autant.

Un extrait de "Juke Box"
© Berberian - Fluide Glacial

Il semble que ce soit que l’éditeur du magazine Rock & Folk, qui l’ait fortement encouragé à participer à la Nouvelle Star…

Bien sûr, il y a des raisons économiques. J’ai rencontré Manœuvre, Patrick Eudeline, et pas mal de journalistes rock. Ce sont des mecs qui démarrent au quart de tour. Le rock est leur sacerdoce, c’est une conviction, c’est ce qui les fait vibrer. En bande dessinée, c’est indéniable que quelqu’un comme Hervé Bourhis vibre pour le rock. Alors, que ce qui fait vibrer les gens qui font de l’air guitar, c’est la pose. Mais j’admets que quand on est à un concert, on peut se lâcher : air guitar, air batterie, air basse, airbag, air tout ! (Rires).

Dans Juke Box, votre approche est différente des Petits Livres anthologiques de Bourhis. Des anecdotes musicales ouvrent la porte sur certains souvenirs très intimes. Qu’est-ce qui fait qu’une anecdote trouve grâce à vos yeux ?

Le principe m’est venu en lisant « 31 songs » de Nick Hornby, où il parle beaucoup de lui, de son fils autiste et de son amour pour la musique. En parlant des autres, on parle mieux de soi finalement. À travers le regard qu’on porte sur les autres, on se livre. C’est une question de sensibilité. Quoi que l’on fasse, on parle toujours de soi. Hervé Bourhis parle autant des Beatles que de lui dans son Petit Livre. La musique, c’est quelque chose d’organique. Elle nous éduque, si on y accorde de l’importance. C’est quelque chose qui nous définit. D’ailleurs, les filles ont un rapport à la musique différent des garçons. Je n’aime pas faire ce clivage, mais je suis obligé de le reconnaître. Les crétins dans mon genre passent plus de temps à lire les notes de pochette qu’à remuer leur cul sur la musique. C’est une chose que m’a apprise ma compagne : il faut aussi se bouger le cul sur la musique !

C’est votre second livre musical, après Playlist. D’un point de vue lexical, vous êtes passé de « Playlist », qui est clairement lié à la numérisation de la musique, à « Juke Box », qui est un retour vers l’analogique. Ce qui m’amène à une question essentielle pour le mélomane que vous êtes : vinyles, CD, minidisc, mp3… Tous ces changements de supports ne se font-ils pas au détriment des pochettes, des livrets avec paroles, de l’artwork ?

Des vignettes de minidisc que l’on retrouvait dans "Playlist"
© Berberian - Naïve

Ce qui me fait rire, c’est que quand je vois un gamin écouter sa musique l’oreille collée à son téléphone, j’ai l’impression de voir mon grand-père avec son transistor. C’est le retour cyclique de ce son aigrelet, un peu médium, sans aigu, ni grave. Aujourd’hui, on écoute la musique en streaming, comme nos grands-parents, qui n’achetaient pas de disques et n’avaient jamais accordé de valeur à l’objet. Si on aimait une chanson, on trouvait des partitions et on l’apprenait. Et finalement, je ne déteste pas cette idée. Les chansons que j’aime vraiment, je les apprends par cœur. À vrai dire, mon principal juke-box, c’est moi ! J’ai appris à jouer les chansons que j’aime. La musique, c’est un truc qui se transmet. Je suis très attiré par le folk et par la notion de transmission des chansons folk. D’abord, on transmettait de façon orale, puis on a fait des cassettes, maintenant on se passe des morceaux sur un disque dur. Mais c’est la transmission qui importe, pas le support, ni l’objet. Cependant, je suis dessinateur, j’adore les arts visuels, et je trouve que les pochettes de disques, c’est magnifique. Je me rends compte que je suis plein de contradictions !

Par le passé, vous avez été un utilisateur intensif du minidisc…

À l’époque de Playlist, je numérisais mes albums vinyles. Il se trouve qu’au moment où j’ai commencé à acheter mes 33 tours de manière intensive, c’était la décadence. On pouvait se rouler des cigarettes avec les vinyles, tellement le disque était fin. Ce n’était pas terrible. Cependant, le fait de les transférer sur minidisc, boostait le son. J’adore ce support parce qu’il y a une espèce de compression qui donne un son fabuleux. J’avais dessiné des tonnes de vignettes pour ma collection de minidiscs. Ça a été le point de départ de Playlist. Ensuite, j’ai inventé une histoire qui expliquait comment je n’ai pas rencontré Keith Richards. Ça m’avait tellement amusé, que j’ai eu l’envie de raconter d’autres histoires du même calibre.

Berberian en pleine conversation avec Lennon
© Berberian - Fluide Glacial

Ainsi vient votre « rencontre » avec John Lennon ?

Oui, c’est la première histoire que j’ai faite pour Juke Box. Thierry Tinlot préparait un Fluide Glacial spécial Beatles, et je lui ai proposé ma rencontre fictive avec Lennon.

Vous racontez votre amour des Cohen, Collins, Lennon, Bowie, Richards… Si vous aviez la chance de vivre une rencontre musicale exceptionnelle, ce serait avec qui ?

J’ai beaucoup de chance, car je l’ai déjà vécue plusieurs fois. Je fais des concerts de dessins avec Rodolphe Burger. Grâce à lui, Dupuy et moi on a rencontré et réalisé des pochettes pour Jacques Higelin. J’ai également fait la connaissance de Pascal Comelade, Erik Truffaz, des musiciens que j’admire.

Pas besoin de rencontres imaginaires !

Oui, c’est un bonheur. Playlist m’a permis de rencontrer plein de gens dans le milieu musical. Je suis invité dans un festival rock tous les ans en Haute-Savoie, j’y ai rencontré les MC5, les Stranglers,… C’est génial. Les musiciens sont tous dingues de musique. Alors quand ils rencontrent des néophytes comme moi qui veulent comprendre le cœur de leur boulot, ils sont heureux. J’ai interviewé Ron Sexsmith. Il m’a raconté sa visite chez un copain, voisin de Paul Mc Cartney, qui lui apprend que ce dernier aime sa musique. Ils l’appellent, et finissent chez Macca. Ron Sexsmith était dans ses petits souliers, alors Mc Cartney lui a dit : « Je sais , je suis Paul Mc Cartney, alors dis-moi ce que tu as à me dire, comme ça on évacue l’admiration et on fait de la musique ensemble ». Et c’est ce qu’ils ont fait. Les musiciens ne sont jamais aussi contents que quand ils peuvent passer une journée à parler de musique et à en jouer !

Charles Berberian à Bruxelles
en janvier 2011

La question rituelle pour conclure : quel est le livre qui vous a donné envie de faire de la bande dessinée ?

Je dirais que Gotlib a été un déclic. D’ailleurs, il a fait des trucs sur la musique. Et mon Juke Box paraît chez Fluide. Ce genre de cohérence me plait.

(par Morgan Di Salvia)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Photos © M. Di Salvia

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A propos de Charles Berberian, sur ActuaBD :

> Dupuy & Berberian, Grands Prix d’Angoulême 2008

> Juke Box

> Sacha

> Tombé du Ciel T1

 
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