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Christelle et Bertrand Pissavy-Yvernault : « "Boule et Bill", c’est un cocon douillet où on se sent bien à tous les âges ! »

Par Charles-Louis Detournay le 29 février 2020                      Lien  
Les Pissavy-Yvernault ont publié fin 2019 une imposante monographie consacrée à Roba et sa série fétiche, "Boule et Bill". Dans l'esprit du précédent "Art de Morris", ce très bel ouvrage regroupe des confidences et de superbes fac-similés d'originaux, de quoi transporter le lecteur dans le monde enchanté de l'auteur.

Christelle et Bertrand Pissavy-Yvernault : « "Boule et Bill", c'est un cocon douillet où on se sent bien à tous les âges ! »Quels sont vos premiers souvenirs de lecteurs concernant Roba ?

Bertrand Pissavy-Yvernault : Boule et Bill sont définitivement liés à mon enfance puisque je les ai découverts dans le Spirou du début des années 1970. Je me souviens alors avoir été particulièrement sensible à la complicité qui unissait les deux personnages, au point que je rêvais d’avoir un cocker moi aussi. Je précise que j’ai fini par assouvir ce vieux désir alors que nous commencions l’écriture du livre ! Et j’ai réalisé alors à quel point Bill était un cocker et non un chien lambda. Quant à l’univers de la série, je m’y projetais totalement car il correspondait en tous points avec le monde qui m’entourait. C’était formidablement familier. C’est sans doute une des grandes forces de Roba que d’être parvenu à toucher plusieurs générations de gamins en ne jouant pas la carte de l’aventure mais en leur racontant leur quotidien.

Paradoxalement, Roba a mis du temps à percer chez Dupuis, non ?

Bertrand : : C’est une idée reçue. Son succès a, au contraire, été assez fulgurant puisqu’il est entré chez Dupuis en 1957, Boule et Bill sont nés deux ans après. Et, dès 1961, ils sont devenus des vedettes de l’hebdomadaire.

La sensation que Roba aurait « ramé » avant de connaître le succès vient de plusieurs facteurs. D’abord, il avait déjà un certain âge (27 ans) lorsqu’il a poussé la porte des éditions Dupuis pour la première fois et, surtout, une belle carrière de publicitaire derrière lui, avec de solides références. Ensuite, malgré le soutien de Franquin et de Maurice Rosy (le directeur artistique de la maison), il a peiné à imposer ses personnages dans le journal ; Charles Dupuis ne l’appréciait pas beaucoup. Ça s’est heureusement arrangé entre eux par la suite, le succès venant ! Et puis, en dépit de ses qualités, il était alors essentiellement considéré comme un dessinateur de seconde catégorie car il était un collaborateur de Franquin : il l’avait assisté sur certains épisodes de Spirou et Fantasio destinés à la presse quotidienne française.

À vos yeux, Roba a-t-il créé une bulle de sérénité, comme une référence pour les lecteurs (et pour le Journal de Spirou) au cours des années.

Christelle Pissavy-Yvernault : Évidemment ! Boule et Bill, c’est un cocon douillet où on se sent bien à tous les âges ! Et pourtant, ce qui est étonnant quand on regarde de près tous ces gags, c’est de découvrir combien le monde que décrit Roba n’est pas si rose. Le père rentre fatigué du travail, à la merci de M. Coupon-Dubois, son horrible patron ; il râle après les impôts à payer ; il y a la sanction de la morale, etc. Il y a même certaines saynètes qui sont carrément des brûlots. Sauf que Roba n’est pas Franquin. Il n’aborde pas ces sujets de front : il le fait « à hauteur d’enfant ».

Bertrand : Cette sensation vient non seulement du sujet de la série qui décrit une forme de bonheur familial idéalisé, mais aussi de son format. Le gag en une page permet un rendez-vous régulier avec les lecteurs car il est publié chaque semaine dans l’hebdomadaire, ce qui a sans doute renforcé la connivence des personnages avec le public. Et puis, durant des années, Boule et Bill apparaissaient en dernière page du journal et ont été, pour beaucoup d’enfants, la porte d’entrée de Spirou car le gag en une page se lit facilement. Cela dit, la mayonnaise n’aurait pas pris si la série n’avait pas été aussi en phase avec son temps et aussi délicieuse.

Quels étaient vos objectifs en réalisant ce très beau livre : démontrer toute la maestria de Roba ?

Bertrand : En fait, Roba, comme un certain nombre de dessinateurs de sa génération, a connu une immense consécration, mais elle s’est toujours faite par l’intermédiaire de ses personnages, qui sont connus de tous. Il y avait alors une espèce d’humilité ambiante dans la profession, qui voulait que les héros soient les vedettes et peu importe qui les animait. Il y a très peu de dessinateurs de ces années-là qui sont perçus comme des auteurs au sens noble du terme. Franquin ou Hergé sont reconnus comme tels, mais ce sont sans doute les seuls.

Christelle : Tous ces gens pratiquaient une bande dessinée tout public Le succès de leurs personnages a sans doute occulté qu’il y avait un homme derrière tout cela. Certains des héros de l’âge d’or de la bande dessinée belge ont également été tellement déclinés dans la publicité ou sous forme de produit dérivés qu’ils s’apparentent peut-être aujourd’hui plus à des marques qu’à des créations artistiques. C’est non seulement dommage mais aussi terriblement réducteur. À nos yeux, Boule et Bill sont bien plus que des logos destinées à orner des emballages de fast-food. Ils sont l’œuvre d’un immense créateur et l’univers dans lequel ils évoluent lui était extrêmement personnel. Intime, même.

Vous avez privilégié une approche biographique complète. Quoi qu’on en pense, il y a peu de littérature sur Roba comparé à d’autres grands créateurs du 9e art.

1965, Jean Roba et le premier de ses cockers.

Christelle : : Quand nous avons commencé ce travail, nous avions en tête le souvenir étonnant de notre rencontre avec Roba. C’était chez lui, en 2001 je crois, et nous travaillions alors à l’époque sur notre biographie d’Yvan Delporte. Et Roba nous avait paru être un homme très singulier, avec un regard poétique et décalé. Nous avions été très touchés par cela. Et cette dimension n’a cessé de se confirmer au fil de notre exploration de son univers, des rencontres avec ses proches, qui nous racontaient tous, quasiment, des anecdotes qui confirmaient cette impression vieille de presque 20 ans. Du coup, c’est bien évidemment l’angle que nous avons choisi pour raconter « notre » Roba.

Bertrand : : L’Art de Roba se veut avant tout un « art-book » détaillant le travail du dessinateur au travers de la reproduction de nombreuses planches originales, crayonnés ou illustrations. Nous avions à cœur de ne pas négliger l’aspect biographique car, je le répète, Boule et Bill est une série qui a beaucoup de résonances avec l’homme qu’était Jean Roba. Il faudrait maintenant construire une exposition d’envergure de ses œuvres, pour poursuivre le travail de reconnaissance et rendre à Roba la place qui lui revient.

Au-delà de la beauté des planches de Boule et Bill que vous présentez, était-il important de revenir également sur ses talents d’illustrateur, souvent méconnus ?

Bertrand : Évidemment ! Comme je le disais, Roba a connu une première carrière d’illustrateur publicitaire, au cours de laquelle il a véritablement pu apprendre quantité de techniques et acquérir un sens de l’image assez unique. Rosy, qui l’a accueilli chez Dupuis, disait de lui qu’il était capable de tout dessiner tandis que Franquin et Jidéhem - qui travaillaient à ses côtés - le décrivaient comme « un singe savant du dessin ». Même si Boule et Bill ont été déclinés sous forme d’illustrations sur quantité de couvertures du Journal de Spirou, il est évident que c’est la bande dessinée qui les a faits passer à la postérité. Et tous ces petits trésors ont peu à peu été oubliés car écartés des albums. C’est évidemment dommage.

C’est aussi pour cela que nous avons tenus à doter à nouveau les albums de la série parus chez Dupuis de leurs illustrations originales, réalisées en couleurs directes. La série est aujourd’hui rééditée sous une maquette plus conforme à ce qu’elle était initialement, reprenant les illustrations originales, mais aussi la composition initiale des pages de titre, les pages de garde, etc.

Christelle : On voit quel plaisir il avait à les réaliser. Roba était avant tout un graphiste, et ses mises en scène étaient toujours efficaces et uniques. Même la maquette de couverture des albums originaux étaient chaque fois différente, à la fois ludique et innovante.

Bertrand : Nous avons même inclus un gag inédit dans la nouvelle édition de l’album n° 1. Il avait été perdu par la poste avant d’atteindre l’imprimerie Dupuis en 1961 et figurait depuis des années dans les archives d’un généreux collectionneur.

À l’opposé, Roba se distingue également par le dynamisme qu’il place dans ses planches, dans son découpage et la fluidité de ses personnages. C’est la caractéristique des plus grands : savoir allier puissance d’illustration et dynamique.

Bertrand : Les dessinateurs qui ont fait le succès du Journal de Spirou dans les années 1950 et 1960 ont tous en commun ces qualités. L’hebdomadaire leur a vraiment permis d’utiliser des techniques variées, ne serait-ce que pour réaliser les illustrations de couvertures du journal. Ce qui me frappe, en feuilletant le Spirou de ces années-là, c’est la culture artistique de tous ces gens, qui se sont nourris graphiquement bien au-delà du simple champ de la bande dessinée. Ils regardaient du côté du cinéma, de la peinture, de la publicité, etc. Ils étaient issus d’une génération qui a placé le dessin animé au dessus de tout, tentant de restituer sur des images fixes le dynamisme et l’énergie ressentis à l’écran. Roba, mais aussi Peyo, Franquin, Morris ou Uderzo ont certainement cela en commun.

Comment avez-vous choisi les visuels ? En choisissant des illustrations qui évoquent des souvenirs au lecteur, comme les couvertures du Journal Spirou, les calendriers ?

Christelle : C’est simple : on s’est fait plaisir ! Quand vous regardez ses planches, vous remarquez qu’il s’en dégage toujours des variations graphiques : il y a celles construites en trois cases panoramiques, il y a celles en clair-obscur, il y a les planches très épurées, celles qui sont très visuelles, où Roba révèle des trésors d’invention pour animer Bill : l’ensemble de la planche ne repose que sur sa gestuelle…

Roba était très fort pour la narration, mais on ne dira jamais assez combien il a merveilleusement transfiguré son cocker, qui est à la fois stylisé et réaliste. Rajoutons que ce livre doit beaucoup à la très belle maquette de Philippe Ghielmetti. C’est lui qui a conçu son rythme, la narration graphique, etc. Son travail sur ce titre est juste éblouissant. On a le sentiment qu’il tire tous nos projets vers le haut, et c’est véritablement stimulant.

À part quelques visuels issus du journal Le Moustique, vous avez légitimement focalisé vos choix sur des illustrations de Boule et Bill . La Ribambelle trouvait-elle moins grâce aux yeux du public ?

Christelle : Non, simplement ce n’était pas le sujet. Le titre du livre est « Boule et Bill , l’art de Roba ». CQFD !

Bertrand : N’oublions pas que cet ouvrage s’inscrit dans le cadre du 60e anniversaire de la série. Si La Ribambelle est aujourd’hui reconnue comme une madeleine de Proust par beaucoup, elle n’a évidemment pas connu le succès de Boule et Bill, loin de là. Le sort de ces délicieux personnages s’apparente un peu à celui de Johan et Pirlouit, finalement négligés par leur créateur au profit des Schtroumpfs.

Avec Peyo, Roba fut un des premiers à faire vivre ses personnages en dehors de la bande dessinée, notamment grâce à la publicité et aux albums dérivés. Cet avantage était-il dû à l’immuabilité de Boule et Bill ?

Bertrand : Cela y a évidemment beaucoup contribué. Mais, comme je le disais, cela a sans doute dévalorisé l’image des personnages et de leur auteur aux yeux d’un public plus averti. C’est pourquoi nous avons tenu à revenir aux fondamentaux de Boule et Bill, c’est-à-dire à la bande dessinée. Les adaptations en dessins animés ou au cinéma et les multiples déclinaisons sous forme de produits dérivés sont un miroir déformant de l’art de Roba. Tous ces médias se sont emparés de Boule et Bill parce qu’il s’agissait avant tout de références dans le domaine de la bande dessinée. Ce serait très triste qu’il ne reste plus de la série que des verres à moutarde et des dessins animés mainstream produits pour la télévision…

Vous avez réalisé d’autres hommages à l’art de Roba, notamment L’Avis de Chien. Mais l’objet de ce second ouvrage est différente, car il s’agit dans ce cas de chroniques d’Yvan Delporte illustrées par le dessinateur, n’est-ce pas ?

Bertrand : L’Avis de chien est un album inédit de Boule et Bill par Roba ! Nous avions toujours été surpris que ces pages n’aient pas connu de vie au-delà de leur publication dans le Journal de Spirou, et nous avons voulu réparer cela. Mais il ne s’agit effectivement pas d’une bande dessinée. Ce sont des chroniques illustrées, qui racontent la vie de la maison, vue au travers des yeux du chien. C’est savoureux. Cela pourrait s’apparenter aux histoires du Petit Nicolas, dans le ton. Il s’agit de récits courts, lisibles à la fois par les petits et les grands, car Yvan Delporte a une magnifique plume.

Christelle : Ce sont des textes que nous avons totalement redécouverts à l’occasion de ce travail et j’avoue que même après les avoir lus cinq ou six fois chacun, ils continuent à me faire mourir de rire. Le plus étrange est de constater combien Delporte avait cette incroyable capacité à se glisser dans l’imaginaire ou l’univers des autres. Il y raconte presque mieux que Roba, le quotidien d’une famille vue par les yeux de son chien. C’est désopilant et terriblement caustique, moqueur et candide… Ces Avis de chien de Bill sont aussi brillants que les En direct de la rédaction que Delporte a écrits pour Franquin. Et pourtant, ils ne sont pas passés à la postérité.

Quels sont les prochains ouvrages sur lesquels vous êtes en train de travailler ?

Bertrand : Nous sommes actuellement occupés à mettre la dernière main à un recueil d’entretiens avec Willy Lambil, le dessinateur des Tuniques bleues. Voilà encore un auteur méconnu qui s’est un peu caché derrière l’immense succès de ses personnages. De plus, il représente un pan énorme de l’histoire de la maison puisqu’il y est entré par la petite porte en 1952, gravissant peu à peu tous les échelons, pour arriver où il en est aujourd’hui. Son histoire est exemplaire. Le livre paraîtra en avril, chez Dupuis.

Christelle : J’avoue que nous avons adoré travailler avec Lambil qui nous a fait un cadeau immense en jouant avec beaucoup d’honnêteté au jeu des questions-réponses. Il est très touchant, à la fois pudique et sincère. Il est un témoin exceptionnel de l’évolution de la bande dessinée et des éditions Dupuis. Il nous parle d’un temps dont presque plus personne ne se souvient… Il raconte son amour pour Jijé et Tillieux, ses mésaventures avec Charles Dupuis… Et puis, quel dessinateur ! Ses planches sont magnifiques, on voit qu’il n’a jamais cédé à la facilité. Son dessin est plein d’humour, mais un humour très cartoon. Il joue aussi beaucoup également du décalage entre le texte et le dessin. Son œuvre est très riche.

La monographie de Lambil à paraître en avril prochain chez Dupuis.
Le second tome du "Little Nemo" de Frank Pé, paru chez Toth.

Bertrand : Nous préparons aussi divers ouvrages – dont il est sans doute prématuré de parler – qui ont tendance à retarder un peu la sortie du 3e volume de La Véritable Histoire de Spirou, que beaucoup nous réclament. On ne cesse de bousculer notre planning…

Christelle : Nous achevons aussi une édition du Little Nemo de Frank Pé, à paraître en mai prochain. Il a fait un travail exceptionnel, et il était dommage de le laisser dormir dans les tirages de luxe édités il y a quelques années chez Toth. Frank est historiquement l’un de ces rares auteurs Dupuis contemporains dont l’œuvre est déjà patrimoniale. Alors on ne se prive pas du plaisir de travailler avec lui… Il y a encore quantité de choses à réaliser autour de l’histoire du Journal de Spirou. Aura-t-on assez d’une vie pour en faire le tour ?

Propos recueillis par Charles-Louis Detournay.

(par Charles-Louis Detournay)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782505075288

Exceptées les couvertures des autres ouvrages, toutes les illustrations sont tirées de : Boule et Bill - L’Art de Roba, Dargaud 2019

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De Christelle et Bertrand Pissavy-Yvernault, lire une précédente interview : « Delporte était déjà barbu avant même d’avoir la barbe ! »

Photo en médaillon : Didier Pasamonik (L’Agence BD).

 
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