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Grégoire Carlé : "Ce livre est aussi l’histoire d’un regret, celui de ne pas avoir su poser des questions" [INTERVIEW]

Par Romain BLANDRE le 14 février 2024                      Lien  
Il y a presque quatre ans, Grégoire Carlé venait visiter le site de l’ex-camp de concentration de Natzweiler-Struthof situé sur les hauteurs de Schirmeck, ville dans laquelle son grand-père avait été enfermé dans un camp nazi. Comme ce « camp de sûreté » a totalement disparu aujourd’hui, il est venu visiter le Struthof pour s’imprégner de cette ambiance si particulière qui règne sur ces lieux de mort. Il commençait depuis peu ses recherches pour reconstituer l’itinéraire de son grand-père pendant la Seconde Guerre mondiale. Retour avec lui sur un travail long et parfois éprouvant.

Tout a commencé par une boutade

« Mon éditeur m’a contacté il y a quatre ans pour réaliser un livre sur la pêche à la mouche », confie Grégoire Carlé pour débuter l’entretien. Nous étions alors en pleine période de confinement, période inédite propice à l’introspection, mais aussi à se lancer dans des projets maintes fois différés. Il réalise quelques planches jusqu’à la quinzième où Hitler apparaît. « Je crois qu’on a un peu dévié du sujet principal, là », me dit au téléphone mon éditeur. La pêche à la mouche, c’était en fait une sorte de déclencheur pour parler de mon grand-père avec qui j’allais très souvent pêcher le soir pendant les vacances ».

Trop jeune ou peut-être trop pudique, Grégoire Carlé n’avait pas demandé plus de détails à son grand-père qui avait vécu la guerre et qui l’a quitté trop tôt : « Ce livre est aussi l’histoire d’un regret, celui de ne pas avoir su poser de questions. Quand il est mort alors que j’avais à peine 22 ans, j’ai pris conscience que je n’avais pas collecté de sa bouche les éléments de son parcours durant toute cette période. J’avais retenu quelques anecdotes et quelques petites histoires, mais elles ne doivent représenter qu’une vingtaine de pages sur les 200 que comptent l’album. Tout le reste est le fruit d’une longue enquête ».

Grégoire Carlé : "Ce livre est aussi l'histoire d'un regret, celui de ne pas avoir su poser des questions" [INTERVIEW]

Une plongée dans la documentation et les archives

« Ça fait 15 ans que je songe à retracer l’histoire de mon grand-père. Ce dont je me souvenais de ce qu’il m’avait raconté a constitué les fondations sur lesquelles j’ai ensuite bâti toutes mes recherches ». Grégoire Carlé se lance dans la lecture d’ouvrages et de revues bien documentés. La série de livres sur l’Alsace pendant la guerre de Charles Béné lui apporte les premières connaissances sur le sujet, tout comme quelques numéros des Saisons d’Alsace dont certains articles racontent l’histoire de la région annexée au Reich nazi. Pour le reste, ce sont des heures passées aux archives départementales d’Alsace où il consulte les documents originaux. Il y découvre des informations sur des gens qui ont habité dans le même quartier que son grand-père.

C’est ensuite en interrogeant sa mère et sa grand-mère que sa vision de l’histoire se fait plus précise. Il se rend aussi chez des descendants des familles des membres de la Feuille de Lierre, le groupe de résistants dans lequel s’est engagé son grand-père et ses compagnons alors qu’ils n’étaient que des adolescents. Enfin, il a consulté un DVD-ROM conçu par l’historien Éric Lenormand et édité par l’AERIA, une association qui étudie la Résistance alsacienne.

La suite est une alternance entre des phases de recherches, d’écriture du scénario et de dessin : « Il y a eu parfois des phases assez longues d’attente de documents. J’ai passé beaucoup de temps dans les lectures au début de mon travail. A un moment j’ai eu envie de me confronter au dessin. Ça me démangeait. Je voulais savoir la forme visuelle que la BD allait prendre. J’ai dû finir d’écrire le scénario au bout d’un an et demi  ».

L’histoire du grand-père de Grégoire Carlé est loin d’être banale. Réfractaire à la politique nazie qui se met en place après l’annexion de fait de l’Alsace et de la Moselle, ces tout jeunes adolescents (ils ont entre 16 et 17 ans) décident de combattre à leur façon l’occupant. La découverte fortuite de caisses d’armes abandonnées par l’armée française en déroute déclenche leurs actions militaires. Puis c’est la rencontre avec les patriotes de la Main noire de Marcel Weinum qui accentue encore plus leur engagement. « Vendredi dernier, on m’a demandé lors d’une rencontre dans une librairie strasbourgeoise si ce n’était pas difficile de dessiner Hitler. En réalité, le plus perturbant pour moi a été de dessiner mon grand-père. J’ai dû passer par toutes les émotions : l’euphorie, la joie, la fierté, la tristesse, le stress et l’angoisse. Il m’a fallu imaginer les souffrances qu’il a subies et les dessiner. Rien que le fait de représenter mon grand-père à cet âge a été une véritable épreuve, et l’enfer qu’il a vécu au camp de Schirmeck, c’était encore plus dur. Mais en comparaison avec l’horreur que lui et ses compagnons ont vécu, ce que j’ai pu ressentir n’a aucune commune mesure  ».

La beauté de la nature en opposition aux horreurs commises par les Hommes

Chaque planche de l’album est finement travaillée telle un tableau impressionniste où la beauté des paysages et de la nature contraste avec les horreurs que peuvent commettre les Hommes. L’auteur justifie ses choix : « D’un point de vue purement formel, il faut laisser au lecteur des moments de respiration, des sortes de pauses dans cette histoire tragique. Mais c’est aussi mon grand-père qui m’a initié à la beauté du monde et de l’univers, à leurs mystères. On se voyait pendant les vacances pour des parties de pêches à la mouche. C’est de ces moments que j’ai aussi tiré la métaphore des éphémères, ces petits insectes à la vie extrêmement courte. A peine sortis de l’eau, ils se font immédiatement dévorer par leurs prédateurs. C’est un peu l’histoire de ces quelques adolescents qui, tout juste sortis de l’enfance, sont déjà prêts à se battre et à mourir parce qu’ils préfèrent se sacrifier plutôt que de subir la dictature nazie ».

Grégoire Carlé utilise la même gamme de couleurs tout au long des 200 planches qui composent la bande dessinée. Il y apporte quelques modulations en fonction des évènements qu’il représente. Elle peut s’avérer plus naturaliste et plus scintillante sur certains passages plus heureux. Elle l’est moins lorsqu’il faut décrire les conditions de survie dans le camp de sureté de Schirmeck où la teinte « grés des Vosges » domine afin de mettre en valeur les conditions inhumaines des détenus qui cassent la pierre à coup de masse et qui poussent des wagonnets cent fois plus lourds que leurs corps meurtris par les coups, les morsures de chien et la faim.


Des sujets particulièrement sensibles

Il aura fallu quatre ans pour terminer ce fabuleux travail, mais Grégoire Carlé possédait la matière pour en faire encore plus : «  Au départ, on s’était dit avec optimisme que j’arriverais à finir la bande dessinée au bout de deux ans. Mais au fil du travail, je me suis rendu compte qu’il fallait faire des choix, car si je ne m’étais pas écouté, j’aurais encore pu faire 100 pages de plus et ça m’aurait pris encore 6 mois. Rétrospectivement, je me dis que ces choix ont été bénéfiques pour le livre  ».

Dans son album, Grégoire Carlé aborde des questions sensibles : la condition des Alsaciens redevenus français de seconde zone après la Première Guerre mondiale, le sort des incorporés de force ou la nazification forcée de la région à gros coups de propagande et de terreur.

Un langage symbolique pour représenter l’indicible

La bande dessinée fourmille de symboles, certains plus forts et récurrents que d’autres. La métaphore permet à l’auteur de représenter l’indicible : « Les Alsaciens surnommaient la croix gammée « la Kreuzspinne », l’araignée des jardins. J’ai invoqué cette image à plusieurs reprises dans le livre, notamment lors de cette scène forte pendant laquelle la Gestapo est venue fouiller et retourner toute la maison de mon grand-père. C’est dans cette maison que j’ai grandi ; la chambre de mon grand-père, c’est celle que j’occupais dans mon enfance et dans mon adolescence. J’ai ressenti un vrai malaise, un véritable vertige quand j’ai repensé à ce qui s’était passé ici des années plus tôt. Cette vision était presque surréaliste ».

L’horreur culmine quelques planches plus loin lorsqu’enfermé au camp de Schirmeck, un détenu se fait défigurer à grands coups de baïonnette par un gardien SS qui voulait récupérer un message que le malheureux tentait d’avaler : « S’est posée pour moi la question de la représentation de la violence. C’est très compliqué. C’est pourquoi je suis de nouveau passé par un langage métaphorique en convoquant la danse macabre qui suit ».

Des messages qui résonnent dans notre actualité

A travers l’histoire parfois tragique de ce groupe de jeunes résistants de la Feuille de Lierre, il est impossible de ne pas établir des analogies avec l’état de notre société et du monde dans lesquels nous vivons 80 ans après les faits relatés dans cette bande dessinée. « Je ne ferais jamais de comparaison entre aujourd’hui et la période nazie », explique pourtant l’auteur.

De la lecture de la bande dessinée émanent une forme de nostalgie et un message presque écologiste. Véritable hommage aux hommes et aux paysages disparus, l’ouvrage de Grégoire Carlé fait renaître sous son pinceau la nature sauvage réduite à néant par la démesure des activités humaines : « J’ai grandi avec les récits de mon grand-père sur la Plaine du Rhin qui avait l’air d’être un endroit unique. Quand je compare avec ce qu’elle est devenue aujourd’hui, et ce que j’ai pu voir des ravages sur les rivières où je pêchais la truite qui ne sont plus que l’ombre d’elles-mêmes, je me dis que l’homme a détruit un trésor. Le Rhin, qui était le centre de la culture, véritable artère vitale de la région, ne sert aujourd’hui plus qu’à faire tourner des turbines - dans un canal rectiligne et aseptisé ».

Un autre ouvrage de la collection Aire Libre

Alors que le deuxième tome de Madeleine Résistante vient de paraître, Le Lierre et l’araignée s’ajoute à cette collection qui porte au devant de la scène les résistants au nazisme. Hasard des calendriers ou volonté de l’éditeur ? Grégoire Carlé répond : « Il y a quatre ans, je n’avais pas connaissance de la série Madeleine à venir. C’est très important que des livres comme cela paraissent, car ceux qui ont vécu cette période disparaissent et il en reste très peu. Il est urgent de recueillir leur parole ».

Cette fois encore, la bande dessinée s’avère un excellent instrument pédagogique pour transmettre : « On dit souvent qu’un bon dessin vaut bien un long discours. C’est ce qui peut faire la force de la BD. Quelques fois, c’est le discours qui renforce la symbolique de l’image, d’autres fois, le dessin va venir le rendre plus puissant, plus dramatique ».

Le lierre, végétal résistant, a battu l’araignée. Persistant et tenace, il a su s’accrocher et ne rien lâcher même quand les circonstances devenaient insupportables. Grégoire Carlé rappelle à notre mémoire ces hommes, véritables héros qui se sont sacrifiés pour qu’aujourd’hui nous puissions vivre en liberté. Pour finir son album, il nous invite à les suivre, lui et son grand-père, pour une dernière pérégrination à travers les bois. La lumière y est flamboyante. S’ouvrent dans le fond les portes d’un paradis végétal où brille une lumière chaleureuse. Le vieil homme peut reposer en paix ; l’enfant devenu adulte et auteur de bande dessinée peut enfin être apaisé : il connaît l’histoire de son aïeul et la transmet aux générations futures. Quant au lecteur, il ne peut qu’en tirer les leçons, rendre hommage et exprimer sa profonde gratitude.

(par Romain BLANDRE)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9791034753222

Dupuis ✏️ Grégoire Carle adulte Histoire
 
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12 Messages :
  • Ce livre m’a intrigué, découpage, décors et couleurs magnifiques. En revanche ce qui me bloque c’est que tous les visages sont cachés ou mal dessinés, c’est assez frappant...et dommage. Il devrait vraiment travailler ce point.

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    • Répondu le 16 février à  09:36 :

      C’est très beau ce qu’il fait mais en effet les visages et la psychologie ne semblent pas vraiment le concerner graphiquement. C’est un parti-pris, peut-être inspiré par Rupert et Mulot ? On sent aussi l’influence de Pratt, l’école graphique de Noël Sickles. Carlé est un auteur à suivre en tout cas.

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      • Répondu par Milles Sabords le 16 février à  11:06 :

        Il faut croire que c’est une tendance qui monte ; Borja González ne fait pas de visages non plus et ceux de Léa Murawiec sont sommaires ou parfois inexistants.

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        • Répondu le 16 février à  14:44 :

          L’importance donnée au corps plutôt qu’au visage est une tendance qui est déjà là depuis une quinzaine d’années. Elle s’est popularisée. Ce serait intéressant qu’un critique analyse le pourquoi.

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      • Répondu le 16 février à  11:06 :

        La documentation photographique abondante peut aussi expliquer que les visages soient effacés. Beaucoup de dessins sont fait à partir de photos.
        Le parti-pris du corps sur le visage est caractéristique du travail de Rupert et Mulot. Leur travail est aussi basé sur des photographies à partir de modèles.

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        • Répondu le 16 février à  12:00 :

          Oui, c’est bien observé. C’est une certaine tradition et ça fonctionne bien quand ça correspond à l’histoire racontée.

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        • Répondu par Richard (Teljem) le 16 février à  14:05 :

          Bah oui, c’est pas simple de dessiner, Jean Teulé s’en était rendu compte bien avant eux.

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          • Répondu le 17 février à  13:07 :

            Jean Teulé n’était pas un dessinateur. C’était un très bon graphiste et un excellent raconteur d’histoires. Par contre, la plupart des très bons dessinateurs réalistes utilisent eux-aussi une documentation photographique plus ou moins abondante. Ça ne veut pas dire qu’ils ne savent pas dessiner.

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        • Répondu par (.❛ ᴗ ❛.) le 16 février à  16:34 :

          Mais sinon, au delà du name dropping, vous en pensez quoi ?
          En ce qui me concerne j’y vois beaucoup de maitrise et de liberté à la fois. Le découpage et la narration sont fort bien agencés, les couleurs et les volumes sont vraiment chouettes et les petites malhabilitées plutôt charmantes. Je n’ai pas encore lu le bouquin mais les quelques extraits donne l’impression d’un très beau travail.

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          • Répondu le 17 février à  09:42 :

            Malhabiletées, et non pas malhabilitées.

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            • Répondu le 17 février à  13:10 :

              Pardon au pluriel c’est « malhabiletés ». Ce mot n’est plus guère employé (et il convient mal à Grégoire Carlé), et visiblement on a tous un peu de mal à l’écrire.

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          • Répondu le 18 février à  18:38 :

            J’en pense que d’utilisier des photographies est une technique comme une autre. Comme toutes les techniques elle ouvre des possibilités et a des contraintes.
            Un auteur de bandes dessinées est libre d’utiliser une documentation photographique pour fabriquer ses images.
            Il n’y a pas de règle.
            Je cite Rupert et Mulot parce que je vois des liens dans la manière de faire entre ces artistes et Grégoire Carlé.

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