Le Dernier Vol de Saint-Exupéry est caractéristique de cette façon de faire. Nous sommes en 1994, dans le Pratt de la maturité qui a derrière lui Corto Maltese, Les Scorpions du désert, Sergent Kirk…
Pratt sait ce qu’est la guerre. Nous la voyons d’un bloc : batailles et horreurs. Pratt sait que pour quelques minutes de combats, l’essentiel de la guerre est fait d’interminables moments d’attente, de conversations légères ou profondes sur Dieu ou sur les femmes, de technicité, d’absences qui s’égrènent au fil des jours, de frustration sexuelle, de deuils. Il sait que la guerre est un vertige.
Si vous ne connaissez pas bien Pratt, son Saint-Exupéry est un bon exemple de son savoir-faire. On le dit parfois : la bande dessinée est l’art du temps. Ici, il est très court. Nous sommes dans les quelques minutes qui précèdent la mort de Saint-Ex, le 31 juillet 1944, alors qu’il est à bord de son Lightning P38 n°223 au retour d’une mission de reconnaissance sur la région de Grenoble et d’Annecy.
Il est seul dans son cockpit et son esprit vagabonde. Les nuages dans le ciel, ces "blancs moutons" dont parle Charles Trenet, convoquent Le Petit Prince. Puis l’Aéropostale... Nous sommes tantôt en Argentine, tantôt dans les Andes chiliennes, tantôt au Maroc espagnol, tantôt à Madrid pendant la Guerre d’Espagne, tantôt en Indochine, tantôt avec Consuelo Gomez Carrillo, l’amour de sa vie, tantôt avec les aviateurs mythiques Mermoz et Guillaumet…
Le dessin est à l’unisson : précis quand il faut dessiner un FW 190 allemand ou une exposition d’avant-garde Dada à New-York, mais le plus souvent abstrait jusqu’à la tache, en légères touches impressionnistes pour évoquer le caractère diffus et vaporeux des souvenirs.
« À la fin de l’histoire de Pratt, Saint-Exupéry tombe, écrit Umberto Eco dans la préface tout aussi impressionniste qu’il donne à cette histoire. Apparemment pas à la verticale, peut-être en diagonale, mais ça n’est pas clair. Les légendes mettent les imbéciles à l’épreuve. Et elles provoquent des crises chez les sages. »
De tels monuments inspirent, forcément. De la part de disciples, comme Bepi Vigna et Mauro De Luca qui nous content, sans beaucoup de recul, la jeunesse de Pratt à Venise, à Gênes puis en Argentine, comment naît sa vocation d’artiste, lui qui passe toutes ses premières années sous divers uniformes.
L’ouvrage est coédité par Glénat avec l’éditeur italien Lo Scarabeo. Il vaut autant pour cette BD que pour ses textes de témoignages de ses éditeurs et ses disciples de l’époque, et pour les remarquables photos qui les accompagnent.
L’œuvre de Pratt inspire aussi des créateurs plus contemporains, comme ce remarquable dessin de Street Art découvert il y a quelques jours à Paris, rue Ménilmontant.
Ainsi Pratt s’imprime dans nos mémoires, le mystérieux sourire de Corto Maltese -récurrent chez ses autres personnages- y devenant aussi ineffaçable que celui de la Joconde.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
Participez à la discussion