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Jose Luis Munuera : « "Les Campbell" est une bande dessinée classique, construite avec des outils modernes. »

Par Charles-Louis Detournay le 27 janvier 2014                      Lien  
Gros coup cœur pour cette nouveauté prépubliée dans Spirou, et qui prend tout son sens lorsqu’on rassemble les différents petits récits. "Les Campbell" proposent une réelle évasion, à la fois drôle et passionnante, et qui convient aussi bien aux petits, aux ados qu’aux grands : une très belle réussite !

Quel a été le point de départ de cette famille hors norme, si moderne, alors que le thème des pirates demeure archi-rebattu ?

Jose Luis Munuera : « "Les Campbell" est une bande dessinée classique, construite avec des outils modernes. »Cela vient d’une commande du Journal de Spirou. Son rédacteur-en-chef, Frédéric Niffle, m’avait demandé une courte histoire de pirates, en imaginant que mon dessin pouvait convenir à cette thématique. J’ai mis beaucoup de temps avant de lui envoyer un premier récit, car j’ai beaucoup réfléchi à ce que je pouvais réaliser de spécifique pour Spirou. Il fallait un récit qui pouvait plaire aux plus jeunes lecteurs comme aux collectionneurs qui le lisent depuis plus de cinquante ans. Je suis parti de la thématique d’une famille pour multiplier les tranches d’âge et les discours. Dans le même temps, je voulais travailler sur des courts-récits auto-conclusifs reliés par une toile de fond commune, ce qui me permettait d’être publié dans le journal, sans que le lecteur ne devine exactement que je tissais ma toile, en pensant à un éventuel album qui pourrait suivre. Tout a donc découlé du fond et de la forme qu’on me donnait, je m’y suis adapté le mieux possible.

Mais une image assez barbare et sanguinaire colle normalement aux pirates. Comment l’avez-vous adaptée à un père de famille ?

Je voulais réaliser une bande dessinée « classique », comme celles des années 1960-70 que j’appréciais beaucoup : Oumpah-Pah, Johan & Pirlouit, Spirou & Fantasio... Je voulais travailler honnêtement, sans cynisme, ni parodie. J’étais alors condamné à utiliser des outils modernes pour que l’ensemble soit vivant et contemporain. Sans être un anti-héros, la figure contemporaine du personnage principal est souvent accidentellement héroïque, ou alors le héros se refuse de l’être. On se détache donc très fort de l’image d’Errol Flynn. J’ai donc imaginé que mon personnage, Campbell, possèdait déjà un passé de héros classique, dévoilé dans les flashbacks, mais qu’il est devenu moderne en abandonnant son ancienne vie de flibusterie pour élever seul ses deux filles.

Quel tableau que cette étrange famille ! : un père pirate encore fringuant, mais à la retraite anticipée pour élever ses deux filles, une adolescente et une enfant. Et dès la première histoire, vous présentez un ennemi plus bête que méchant : Carapepino. Immédiatement, on pense à Barbe-noire de Marcel Remacle !

L’objectif restait de faire une bande dessinée classique à la sauce moderne, j’ai utilisé le contre-emploi pour présenter mes personnages. Donc, histoire par histoire, couche par couche, on en apprend à chaque fois un tout petit plus sur le vrai personnage central du récit. Et c’est d’ailleurs une caractéristique très moderne. Les séries actuelles sont rarement linéaires, elles se composent comme des puzzles qu’il faut décoder. C’est le cas pour les romans de Games of Thrones dont chaque chapitre se consacre à un seul personnage, ou pour les séries TV, par exemple de celles de J.J. Abrahams.

Avec votre dessin très "Disney" et dynamique, on a même l’impression que chaque court récit est un petit dessin animé de la Warner : drôle, avec une vraie histoire en toile de fond !

J’ai vraiment voulu que chaque récit puisse être un moment de lecture autonome dans le journal. Les dialogues sont d’ailleurs assez denses, mais la fluidité demeure grâce à des cadrages assez dynamiques et un découpage qui s’éloigne du code de la planche en quatre strips, qui avait son sens pendant l’âge d’or, mais qui peut sembler un peu dépassée actuellement. Je veux jouer sur l’inattendu : on présente les méchants avec les héros, on casse le découpage classique, on présente des thématiques modernes de récit, etc. Le lecteur a déjà emmagasiné toute une série de codes sur les pirates, il faut donc oser le contre-pied permanent pour le surprendre et le captiver, comme l’a si bien fait le film Pirates des Caraïbes !

Chose rare : au lieu de présenter un méchant, vous en introduisez directement deux en moins de dix pages, mais assez différents !

Oui, le premier est un pirate incompétent. Il fait de son mieux, mais il est nul. Il va faire rire le lecteur. Le second, Inferno, est le pirate dramatique, qui possède un passé tordu. D’ailleurs, ce vrai méchant est responsable de la mort de la femme de Campbell. C’est ce qui a forcé notre héros à ranger son sabre et à se confronter à une réalité très terre-à-terre : comment éduquer deux filles, dont une adolescente ? Pour moi, c’est d’ailleurs par ce renoncement à cette vie d’aventure qu’il devient vraiment héroïque !

On peut imaginer que Campbell voudra à un moment se venger d’Inferno, mais pour l’instant, on découvre les personnages au travers de leur vie quotidienne…

Oui, si mon histoire possède trois parties, on peut dire qu’elle commence par le milieu, avec un court récit sur chaque personnage : le bête Carapepino qui veut cacher un trésor, le méchant Inferno en plein abordage, la jeune Genova qui pique le journal secret de sa sœur Itaca, puis celle-ci en proie à une attaque de pirates mais plus intéressée par un jeune garçon, etc. Chaque court récit apporte des éléments sur ce qui s’est passé précédemment, tout en donnant une idée de ce qu’on pourra découvrir par la suite. Et c’est au lecteur de recomposer l’intégralité du récit, comme dans les romans de Georges R. R. Martin.

Cela n’aurait pas eu de sens de travailler ainsi il y a quarante ou cinquante ans, mais le lecteur d’aujourd’hui a assimilé des codes qui lui permettent à la fois d’être plus exigeant et plus réceptif. Et puis, il faut penser à chaque lecteur potentiel, comme un film de Disney qui devra compter des gags pour les plus jeunes, mais aussi comporter un intérêt pour les plus grands. Ainsi, le méchant pirate cynique parlera plus aux adultes, les problèmes de féminité trouveront un écho pour les ados, tandis que les jeunes s’amuseront des pitreries du bête pirate, ou des gaffes de la jeune fille.

Vous en rajoutez encore en présentant une île peuplée uniquement de lépreux. Graphiquement parlant, on retrouve le style de personnages que vous mettiez dans Merlin, avec Tartine et Jambon, mais vous placez ici une nouvelle philosophie de vie, d’ailleurs à l’opposé des motivations des pirates !

Oui, je voulais parler des rejetés de la société. Les pirates forment déjà une société à part, rejetés du monde normal. Et avec les lépreux, je présente les rejetés des rejetés. Pourtant, ils ont trouvé un refuse dans la culture : ils lisent, discutent, papotent voire philosophent ! Et je voulais effectivement leur donner un aspect assez caricatural, ce qui est le cas pour la plupart des personnages, mis-à-part Campbell et Inferno. Cela fait d’ailleurs partie de la force de la bande dessinée : le manque de réalisme ! Les dialogues ne sont pas réalistes en bande dessinée : personne ne pourrait parler avec un tel langage, en répondant du tac au tac par une longue tirade ! Les visages doivent également exprimer toute une série de sentiments, qu’on ne peut imaginer dans un film, hormis dans des dessins animés. Pourtant, tout ce manque de réalisme crée paradoxalement une forme de crédibilité à la bande dessinée

Mais pour que cette alchimie fonctionne, il faut l’utiliser tout en modifiant juste quelques ingrédients... Cela est renforcé par la page de césure illustrée que vous placez entre deux récits...

Les pages de césure présentent des hors-textes introduisant le prochain récit.
Dans ce cas, toute ressemblance avec d’autres personnages serait purement volontaire.

Oui, avec cette page qui sépare chacun des courts récits, on donne une réalité physique à un laps de temps qui se déroule entre deux histoires. Mais cela provient également d’un souci de pagination, car nous avions trop de pages pour un 46 et pas assez pour un 54. La forme physique du livre détermine in fine le fond, la matière propre de l’histoire qui est racontée.

J’ai été très flatté que Dupuis propose un si grand format, car j’aurais cru que je serais publié dans un format plus petit. Je suis donc au final le premier surpris et heureux de cet album, car les Campbell ont été façonnés par une série de contraintes (une demande précise du journal, le public, le format en récits courts, la page de césure...) et c’est donc la meilleure preuve que ce sont dans les limites que la créativité s’exprime.

Et comment allez-vous prolonger cet état de grâce ?

Je continue bien entendu à réaliser des récits mais plus longs que les précédents car je pars sur des trames de dix ou quatorze pages. Cela apporte plus de possibilités de développements narratifs, mais je veux maintenir le même dosage d’humour, d’aventures et de tendresse.

(par Charles-Louis Detournay)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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