Madame la ministre, le Festival d’Angoulême va mal, ce n’est pas nouveau, mais il n’a jamais été aussi moribond. Bien entendu, la société 9eArt+ animée par Frank Bondoux et Marie-Noëlle Bas n’est pas pour rien dans cette déchéance, elle qui, jusqu’en 2017, s’assoit sur un contrat de 10 ans imposé à une association affolée par le licenciement de son précédent directeur général, Jean-Marc Thévenet, à qui l’on reprochait ce que 9eArt+ s’est arrogé sans coup férir : "prendre le pouvoir" sur le Festival International de la bande dessinée d’Angoulême.
Le FIBD a été créé il y a quarante et un ans par une association qui, depuis cette date, est grande consommatrice de fonds publics. C’est une association de collectionneurs et d’amateurs de bande dessinée qui ont eu la chance de voir leur petite kermesse de MJC devenir un événement de dimension internationale. Et disons-le tout net : ils n’ont pas démérité. Les plus grands auteurs de la bande dessinée mondiale se sont rendus dans cette petite terre de Charente, attirés par le cognac mais aussi par la dimension interprofessionnelle de cette manifestation.
Ce sont d’abord les grands auteurs qui ont fait cette manifestation : Hergé, Franquin, Morris, puis Moebius Tardi, Druillet, Gotlib, Forest, Fred, Wolinski, Goossens et bien d’autres... Ce sont les éditeurs aussi qui, chaque année, organisent sur des stands qui leur coûtent cher, des dédicaces avec des auteurs qu’ils ont souvent invités à leurs frais.
C’est enfin l’État qui, à travers ses différentes entités gouvernementales, régionales et municipales, a financé cette manifestation et qui, mieux, lui a offert des structures permanentes : une Cité de la Bande Dessinée comprenant un Musée de la BD, une Maison des auteurs et un cinéma qui animent la ville toute l’année, au-delà de l’organisation du week-end de la BD. Je n’ai pas le chiffre exact sous les yeux mais c’est en dizaines de millions que se comptent les investissements faits dans ces équipements.
Une association du FIBD devenue illégitime
Les problèmes ont commencé en 2006, lorsque, constatant les tensions visibles entre l’équipe du Festival et les institutions de la Ville : Mairie, CNBDI, Conseil régional... votre prédécesseur, le ministre de la Culture Jean-Jacques Aillagon, diligenta une enquête qui aboutit à un rapport ministériel, le rapport Ladousse.
Le haut fonctionnaire préconisa d’englober toutes les institutions BD de la ville dans une structure commune autour de trois fonctions cardinales : une fonction patrimoniale, avec l’enrichissement des collections du musée associé à un dépôt légal de la BD à Angoulême ; une fonction de mise en valeur de la création (en clair : le financement d’expositions) ; une fonction de veille économique de la bande dessinée, le tout logé dans un établissement public de coopération culturelle à caractère industriel et commercial (EPCC) régi par toutes les collectivités locales et l’État, ainsi que par les partenaires privés, professionnels et associatifs du secteur, coiffés par une direction commune, qui travaillerait en étroite association avec la médiathèque, le pôle image (Magelis) et les différents programmes de formation aux métiers de l’image de la région et de la ville. Ce nouveau « Centre International de la Bande Dessinée » représenterait la BD en France comme à l’étranger. Toutes les parties, disait le communiqué, « ont réservé un accueil positif à ces propositions. »
Sauf que, soucieuse de ne pas se faire confisquer une manifestation qu’elle considérait, à juste titre, avoir créée, l’Association du FIBD ne souscrit pas aux conclusions de ce rapport et refusa de rejoindre l’EPCC, ce qui constitue le "péché originel" de sa situation actuelle.
Péché d’orgueil, surtout, car c’est oublier que c’est principalement avec les fonds publics que leur manifestation tient encore debout. Ce forfait est d’autant plus illégitime que les collectionneurs qui avaient la trentaine il y a quarante ans, ont quarante ans de plus aujourd’hui... Dans les 89 adhérents à jour de cotisation de cette association, combien peuvent prétendre d’être à l’origine de la création de la manifestation ? Dans les années à venir, nous aurons droit à leurs héritiers et à leurs affidés, à une nouvelle forme de noblesse charentaise jalouse de ses privilèges et de ses prébendes ?
Une situation de crise
Ce sont ces gens-là qui ont donné leur mandat à 9eArt+ dont la gestion aboutit à un affrontement inconciliable avec la Cité de la BD, un équipement dans lequel l’État a lourdement investi, à la fois Musée national de conservation du patrimoine et centre du Dépôt Légal de la bande dessinée. Ils ont très bien pu jouer des rivalités entre les socialistes locaux, Philippe Lavaud, maire PS aux abois complètement préoccupé par le renouvèlement de son mandat, et le (trop) paisible sénateur Michel Boutant, soucieux de ne pas faire de vagues et soumis à la pression démentielle de 9eArt+ qui lui impose l’incroyable obligation de céder unilatéralement la jouissance des infrastructures de la Cité de la BD, pendant le Festival et au-delà, sans contrepartie et avec une série de conditions aussi insupportables qu’humiliantes.
La Cité est pour ainsi dire à la disposition du FIBD : il lui est interdit de communiquer librement sur les événements qui se passent dans ses murs ; à la conférence de presse du Festival, le rôle de la Cité est passablement ignoré ; il est interdit à la Cité de recruter des sponsors pendant la période du Festival, et bien d’autres choses... Quel est l’équipement public en France auquel on impose de telles conditions ?
Je comprends que Gilles Ciment, son directeur général, fasse un burn-out ces derniers jours face à un 9eArt+ dont les manœuvres visent à neutraliser ses actions et un président-girouette, Michel Boutant, qui ne sait plus où donner de la tête.
Dans une interview au Figaro, Le Festival a-t-il encore l’âge de faire du camping ?, Samuel Cazenave, candidat UDI à la mairie d’Angoulême, dit deux choses très justes : "Qui paie décide. Comme chacune des parties finance le projet, finalement personne ne décide. [...] L’absence totale de concertation entre les édiles et le secteur par exemple est une erreur. Quand j’étais en charge du festival, j’imposais une rencontre annuelle avec les éditeurs. Ce que le maire actuel, Philippe Lavaud, ne fait plus."
L’autre chose juste que dit cet élu du Centre, c’est qu’il est temps de pérenniser les infrastructures du festival, il n’a plus l’âge de faire du camping sous les tentes comme c’est encore le cas aujourd’hui. Il ajoute : "Il faut réfléchir à un élargissement du concept même de bande dessinée. Travailler par exemple sur la vidéo, l’animation ou l’illustration, faire venir des grands studios tels que Pixar, Dreamworks ou d’autres qui possèdent leur propre département numérique. Ne plus rester dans cet entre-soi."
Je souscris complètement à cette vision des choses à un moment où la bande dessinée se décline au cinéma, dans les jeux vidéo et sur l’Internet. Cette vision est complètement absente du projet de l’association du FIBD et de 9eArt+, on comprend pourquoi.
L’attentat contre l’Académie des Grands Prix
Il ne vous a pas échappé, Madame la ministre, que ces jours-ci, 16 Grands Prix de la Ville d’Angoulême : Philippe Druillet, José Muñoz, Enki Bilal, François Schuiten, Florence Cestac, René Pétillon, André Juillard, Daniel Goossens, Frank Margerin, Philippe Vuillemin, Martin Veyron, Jean-Claude Denis, Baru, François Boucq, Philippe Dupuy, mais aussi Willem, l’actuel président élu en titre ont décidé de faire sécession de l’élection d’un Grand Prix dévoyé par 9eArt+ et dont l’organisation revient à supprimer l’Académie des Grands Prix d’Angoulême.
C’est une forfaiture, une atteinte faite à l’esprit du Festival. Qu’est-ce qu’une Académie ? Une école de disciples, un aréopage qui désigne à le rejoindre un auteur qui leur semble exemplaire. Exemplaire de quoi ? De leur conception de la bande dessinée, laquelle est destinée à changer avec le temps, selon l’âge et la composition de ses membres. " L’Académie a un grand malheur, c’est d’être la seule corporation un peu durable qui n’ait jamais cessé d’être ridicule" disait déjà Alfred de Vigny dans son Journal d’un poète. C’est vrai qu’elle est parfois ridicule, que la tendance est de coopter ses semblables. Mais pas ici : en distinguant l’Américain Spiegelman, l’Argentin José Munoz, le Hollandais Willem, nos académiciens ont fait preuve d’une exceptionnelle ouverture d’esprit.
Le problème c’est que l’auteur de BD Lewis Trondheim, élu académicien, a eu ces dernières années l’oreille un peu trop complaisante de Benoit Mouchart, l’ancien directeur artistique du Festival, actuellement directeur éditorial chez Casterman (on peut se demande d’ailleurs comment il vit la sécession des grands auteurs maison comme Bilal, Schuiten et Margerin). Il a contribué à transformer un palmarès devenu depuis illisible. Il est aussi le principal instigateur de cette réforme qui consiste à noyer l’élection de l’Académie dans un scrutin où "tous les auteurs voteraient".
Forfaiture, comme je l’ai dit : sur les 1300 votants aujourd’hui déclarés, la grande majorité sont des jeunes auteurs issus d’écoles qui produisent annuellement des nouveaux talents peu armés pour se défendre face aux enjeux actuels de la bande dessinée. Des auteurs inquiets de leur avenir, frustrés, ceux-là même, Madame la ministre, qui vous ont brocardée injustement l’année dernière alors que vos propos étaient parfaitement raisonnables, et qui sont ici manipulés contre les représentants de la profession (grands auteurs qui ont pignon sur rue, éditeurs...).
Le résultat ? Un choix scolaire qui trahit la volonté première de ce Grand Prix : obtenir d’un grand auteur qu’il soit l’ambassadeur du métier (pas du FIBD...) pendant un an. Il est évident que Watterson, Otomo et Moore ne rempliront pas cette mission capitale.
La coupe est pleine.
Que faire ?
Madame la ministre, Talleyrand a dit : "Lorsqu’une société est impuissante à créer un gouvernement, il faut que le gouvernement crée une société." Je pense que vous pouvez rejoindre le point de vue de Samuel Cazenave : redonner une ambition élargie à Angoulême, remettre sur les rails le grand projet de Ségolène Royal : La Vallée des images. Mais pour cela, il faut que l’État intervienne.
Je ne suis pas un assez bon connaisseur de l’administration française, mais dans mon esprit, il faudrait intégrer pleinement le FIBD dans l’EPCC et mettre à sa tête un comité de pilotage composé de représentants de l’État, de la ville, du département et de la région, pour un quart, les trois autres quarts étant représentés par les auteurs (peut-être des représentants désignés par les Grands-Prix), les éditeurs (la structure dédiée du SNE) et la Cité de la BD.
Il faut revenir aux missions assignées par le rapport Ladousse : une fonction patrimoniale, de conservation avec le Musée et le Dépôt Légal de la BD à Angoulême ; une fonction de mise en valeur de la création (expositions,...) et... une fonction de veille économique de la bande dessinée.
On remarquera que sur ce dernier point, rien n’a jamais été réalisé. Or, cette mission est fondamentale car elle permet de projeter la bande dessinée dans l’avenir. Il est anormal que le travail de Gilles Ratier, totalement bénévole et diffusé par l’ACBD, ne soit pas l’objet d’une structure pérenne et indépendante qui puisse préconiser des pistes de réflexion pour le développement du métier. Cette fonction devrait être confiée à la Cité.
En ce qui concerne l’organisation du FIBD, il faudrait scinder les missions qui seraient administrées par le comité de pilotage de l’EPCC :
La mission culturelle : expositions, projections, spectacles, médiation, visiteurs scolaires, rencontres interprofessionnelles avec les auteurs et les éditeurs étrangers. Elle serait confiée à la Cité de la BD qui deviendrait de fait le directeur artistique du Festival.
La mission commerciale (vente des stands, animations internes à l’événement, telles que rencontres auteurs et dédicaces) devrait être confiée à une société spécialisée en organisation de salons, après un appel d’offre. Une partie des stands devra être mise à disposition des acteurs angoumoisins de l’image : éditeurs, diffuseurs, studios de dessin animés, écoles... Cette société gèrerait aussi les rencontres interprofessionnelles (éditeurs étrangers, speed dating avec les auteurs, etc.)
La mission communication devrait être confiée à une agence indépendante après un appel d’offre. Elle aurait pour mission de mettre en valeur tous les aspects du festival, aussi bien culturels que commerciaux.
Le recrutement des sponsors devrait être confié à une société privée (sur appel d’offre) et régie par le Comité de pilotage.
Le Grand Prix serait géré par l’Académie qui devra élire un représentant (le Secrétaire de l’Académie). L’Académie devrait recevoir un budget de fonctionnement financé par l’État et éventuellement recevoir des missions plus étendues, notamment de représentation de la bande dessinée francophone à l’étranger.
Les Prix du FIBD seraient gérés par l’interprofession, émanation d’un collège nommé par le Comité de Pilotage. Tous les corps de métier de la BD seraient représentés dans la liste des prix : auteurs, dessinateurs, scénaristes, coloristes, maquettistes et même libraires, comme c’est le cas des Eisner Awards. Il faudrait constituer, comme à San Diego, un "Hall of Fame" qui serait le Panthéon des créateurs de BD.
Par ailleurs, il faudrait nommer une commission qui jetterait les bases d’une réflexion sur le développement du FIBD vers les autres métiers, comme le préconise justement Samuel Cazenave, de façon à étendre les différentes missions (culturelles, commerciales, et même Académie) aux supports de diffusion de l’art de la BD que sont aujourd’hui le cinéma (le dessin animé), le jeu vidéo et l’Internet. Savez-vous que la moitié des chais occupés par la Cité de la BD sont libres et précisément destinés à cette activité ?
Il faudrait enfin redéfinir les règles du jeu entre les différentes entités aujourd’hui paralysées de façon à ce que la machine se remette en route paisiblement.
Seul l’État, seule vous Madame la ministre, peut trancher ce nœud gordien. Je sais que vous aimez la bande dessinée et que vous avez à cœur de la soutenir. Je vous remercie d’avoir bien voulu me lire.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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