L’histoire de Pinocchio est bien connue. Tellement et sous tant de variantes que l’insigne pantin est devenu une sorte de figure mythique, errant parmi tous les genres possibles, souvent bien loin de la première version imaginée par Lorenzini en 1881. Comme à leur habitude, les éditions Tanibis nous proposent dans cet ambitieux roman graphique un récit défiant les conventions, qui n’hésite pas à faire ce que peu d’auteurs réussissent sans gaffes : faire trembler les fondements de nos mœurs.
Tout commence dans le jardin d’Éden, là où l’harmonie parfaite règne. Ou plutôt, là où la loi d’un dieu tout-puissant s’impose, sans pitié sur ses sujets. Dans ce décor paradisiaque, les poissons souffrent d’être au plus bas de l’échelle d’une utopie totalitaire et se font moissonner par les beaux oiseaux du seigneur. Du moins jusqu’au jour où le Serpent, “l’Adversaire” comme il préfère qu’on le nomme, vient expliquer aux sous-fifres du jardin qu’il est possible de se rebeller, et même, d’abattre les oiseaux favoris du tyran. Il leur faut seulement apprendre une habilité pour duper le Seigneur : mentir, feindre, tergiverser…
Et quelle est, sinon la nature même du conteur, l’étincelle à l’origine de l’art ? Dans le récit de Varela, Dieu, sous les allures d’un Zeus, semble vouloir imposer dans son royaume les lois de la République de Platon, après avoir vaincu les titans. Il censure les muses et les artistes, ainsi que son marionnettiste, auquel il enjoint de détruire le sceau contenant le mystère insondable des narrateurs. Un sceau qui, curieusement, a la forme d’un nez pointu se trouvant à l’origine de toutes les convoitises…
Après avoir prouvé sa maîtrise des ressorts expressifs du 9e art dans Diagnostics et nous avoir fait rire avec son imagination bouillonnante dans le recueil de nouvelles Paolo Pinocchio (sorte de premier jet créant de l’univers du personnage), l’auteur argentin nous livre un roman graphique capable de jongler entre les emprunts à des sources diverses, allant de Jérôme Bosch et de l’Enfer de Dante à la Théogonie d’Hésiode, en passant par le mythe du grand séducteur de Venise, Giacomo Casanova. Des emprunts qu’il entremêle dans un mille-feuille de symboles et métaphores fluctuantes, constituant l’arrière-plan de son histoire.
Tirant profit d’une palette restreinte (exclusivement centrée sur des nuances de rouge et de bleu), Varela structure une histoire facile à suivre et pourtant dense, alternant entre différents espaces et temporalités qu’il parvient à entrecroiser dans des compositions complexes s’étendant sur toute la planche, en utilisant les phylactères comme des fils de suture du récit.
Réflexion satirique et profonde sur l’acte de création, cette commedia dell’arte contemporaine parvient, grâce à un bon dosage d’humour et d’allusions littéraires, à nous questionner sur les vertus de l’ordre et la morale traditionnelles tout en proposant une interprétation du diable. Cet “Adversaire” du récit, plus proche d’un héros tragique, a le courage de défier toutes les conventions dans sa recherche de liberté et d’inspiration...
Subtile et drôle, cette Dernière comédie de Paolo Pinocchio s’affirme sans hésitation comme l’une des meilleures recommandations de 2022.
(par Jorge SANCHEZ)
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Dernière comédie de Paolo Pinocchio - Par Lucas Varela. Éditions Tanibis. 200 pages en quadrichromie - 25€.
La chronique "Paolo Pinocchio – Par Lucas Varela" par Morgan Di Salvia
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