Nicole Claveloux, Fauve d’honneur pour l’ensemble de sa carrière et Fauve Patrimoine au Festival d’Angoulême 2020, a été « redécouverte » récemment - elle n’avait en réalité pas disparu du tout - grâce à l’excellent travail des Éditions Cornélius, qui ont entamé en 2019 la publication d’une anthologie des œuvres de l’artiste. Et des œuvres, elle en a réalisées beaucoup depuis 1968, toutes plus belles les unes que les autres, originales, bizarres, surréalistes voire dérangeantes, destinées aussi bien à la littérature jeunesse qu’à la bande dessinée.
Les Chemins de l’étrange - « étrange » est probablement le terme qui sied le mieux aux créations de Nicole Claveloux - est conçu comme un petit catalogue renvoyant à l’exposition monographique consacrée à l’autrice à Angoulême en janvier 2020 et dont une nouvelle version a été proposée à Bordeaux cette année. Le format, la pagination et le prix en sont modestes. Les couleurs éclatantes, l’introduction simple et la bibliographie chronologique en font une porte d’entrée idéale dans l’œuvre de l’artiste. Ce livret réalisé à partir des originaux - planches de BD, dessins, peintures - est disponible directement auprès de l’éditeur, mais pas en librairie : tirage limité à mille exemplaires !
Dès l’ouverture de son nouveau livre, Tom Gauld prévient : il ne faut pas déconner avec les bibliothécaires. Jusque-là, ils se contentaient d’imposer le silence. Ils pourraient bien, à l’avenir, dominer le monde. Tout est déjà en place : les manies des lecteurs et des auteurs, l’impassibilité de leurs chats, la cruauté des éditeurs... Toutes choses décrites avec humour et finesse par le dessinateur, dont les strips sont devenus la marque de fabrique.
Équivalent littéraire du Département des Théories Fumeuses, paru en 2020 déjà aux Éditions 2024, La Revanche des bibliothécaires est une somme réjouissante de gags dans laquelle piocher ou se plonger. Qui a déjà ouvert un livre au moins une fois dans sa vie s’y retrouvera forcément. Qui en dévore quotidiennement sera ébahi et ravi de s’y rencontrer entièrement. Tom Gauld est au sommet de son art, maîtrisant parfaitement les mécanismes de son humour très ironique - mais jamais cynique - et les spécificités de son dessin, alliant personnages minimalistes et décors densément hachurés. Un futur classique !
Baladi, auteur incontournable de la bande dessinée alternative, reste sur son île, celle qu’il décrit dans Robinson suisse, adaptation / continuation très personnelle et politique du récit d’Isabelle de Montolieu, bande dessinée éditée par Atrabile à la rentrée 2019. Mais, s’il s’inspire de nouveau d’un texte du XIXe siècle, il ne tourne pas en rond. Plus sobre et plus percutant que Robinson suisse, Saturnine - du nom de la fille imaginaire du Saturnin Farandoul inventé par Albert Robida en 1879 - s’avale d’une traite.
Retour sur l’île aux singes rouges, délaissée par la famille suisse qui y avait trouvé refuge. Une jeune femme, qui a grandi parmi les primates, est recueillie par un navire français. Toute son éducation est à faire, croit-on à bord. Mais il n’est pas simple d’éduquer une enfant sauvage... Baladi propose une bande dessinée à la force brute, aux couleurs puissantes - lui qui depuis longtemps excelle dans le noir et blanc - et au rythme sans faille, lui permettant d’ouvrir la réflexion sur les rapports entre civilisation et sauvagerie ou humanité et animalité. Le souffle de l’aventure et de l’exotisme est là, mais la politique n’est pas loin derrière.
Les Éditions FLBLB ont déclaré unilatéralement 2022 « année roman-photo ». L’énoncé s’avère performatif. Rien que grâce à FLBLB, on peut compter plusieurs nouveautés et rééditions, des expositions, des ateliers, des rencontres, des résidences d’artistes et de nouveaux projets pour 2023... On peut y ajouter les publications d’autres maisons d’édition, qu’elles soient petites - Les Machines par exemple - ou grandes - comme Le Seuil. Le roman-photo n’étant pas un genre en soi, mais un mode d’expression artistique, FLBLB poursuit ses expériences.
Après l’humour, le fantastique, l’anticipation, le documentaire, on découvre grâce au Néerlandais Ype Driessen que le roman-photo peut être un très bon support pour l’autofiction. Peu connu en Franco-Belgie mais très actif aux Pays-Bas, Ype Driessen réalise très régulièrement des romans-photos, souvent en strips pour la presse ou pour Internet. Expérimenté, il maîtrise autant la technique photographique que la narration. Résultat : quand il raconte qu’il a Un Petit doute en septembre - dépassera-t-il ses peurs pour voyager aux États-Unis avec son compagnon ? -, c’est à la fois drôle et touchant, réaliste et fluide, naturel et original. Décidément, le roman-photo n’a plus rien de ringard avec FLBLB.
Si deux maisons d’édition indépendantes, l’une belge (L’employé du Moi), l’autre française (les Éditions çà et là), très attirées par la bande dessinée alternative nord-américaine, s’associent, alors le livre en vaut la peine. La lecture de Keeping Two le confirme. Projet de longue haleine de Jordan Crane, l’un des piliers de la BD indépendante d’outre-Atlantique, son grand œuvre - à ce jour - a d’abord été auto-édité sous forme de comics photocopiés sous couverture sérigraphiée, puis publié par le mythique éditeur Fantagraphics.
Centré sur une soirée de Will et Connie, un couple solide dont l’amour n’est pas sans accrocs, Keeping Two explore autant les sentiments, passionnés et contradictoires, au sein du couple, que les peurs intimes liées à la mort d’un proche. La structure du récit, fondée sur des échos et des enchâssements, peut perturber le lecteur. Le procédé renvoie directement à la « confusion des sentiments » vécue par les personnages, en particulier par Will. Jamais artificielle, cette construction où se mêlent différents niveaux de fiction est digne de la meilleure littérature. Ce n’est pas si fréquent.
Et pour faire bonne mesure...
On n’oublie pas les recommandations des collègues ! Celle de Thomas Figueres le mérite amplement. Les Pigments sauvages d’Alex Chauvel, édité par The Hoochie Coochie, est un récit épique qui « prouve l’inventivité du co-créateur des Éditions Polystyrène ». Ce dernier a fait de la contrainte un moyen de renouveler la narration et la composition, mais toujours au service d’un récit (voyage, épopée...) et d’une pensée (appuyée par l’histoire, la sociologie, la biologie, l’anthropologie ou la géographie selon les ouvrages).
On ajoute celle de Jorge Sanchez : Roxane vend ses culottes de Maybelline Skvortzoff édité par Tanibis, « un roman graphique piquant par son sujet, tout comme par son humour vif ». Et celle de Louis Groult : La Couleur des choses de Martin Panchaud aux Éditions çà et là, « une bande dessinée intrigante à mi-chemin entre l’expérimentation formelle et le jeu vidéo ».
Retour chez les Éditions 2024 pour signaler Toonzie, récit délirant de la fin de vie d’un gourou du XXIe siècle, habilement brossé par Xavier Bouyssou - qui s’amuse à brouiller les pistes en prêtant ses traits au gourou en question. Et si chacun d’entre nous vivait avec un « toon » invisible suspendu au-dessus de sa tête ? Après tout, ce n’est pas plus absurde que certaines antiques croyances...
La bande dessinée alternative, ce n’est pas que du « roman graphique ». Erwin Dejasse et Atrabile ouvrent les perspectives avec Art brut et bande dessinée, catalogue publié à l’occasion de l’exposition du même nom à la Collection de l’Art brut, sise à Lausanne. Explorant les liens entre écriture, dessin et art brut, s’appuyant sur cent cinquante œuvres d’une trentaine d’artistes, l’exposition comme son catalogue sont une excellente introduction à un champ artistique de plus en plus visible depuis quelques années - et c’est tant mieux !
Pour finir, comment ne pas dire un mot de Ludovic Debeurme qui, avec La Cendre et l’écume, revient chez Cornélius ? Dans ce récit très personnel, l’un des plus intimes d’un auteur qui pourtant se raconte beaucoup au travers de ses fictions, le dessinateur s’attache à décrypter son histoire familiale et ses préoccupations d’adulte. Son trait, plus fin que jamais et magnifié par des compositions d’une grande légèreté, transmet parfaitement sa pensée et rappelle que sensibilité et intellectualisation ne sont pas incompatibles, bien au contraire.
(par Frédéric HOJLO)
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