La vie comme une partie d’échecs

La rencontre de Samir et de Madame Dubois sert de point de départ et de fil conducteur à cette étrange histoire. Enfermée dans sa chambre de l’EPHAD, la vieille femme a entrepris d’apprendre les échecs au jeune aidant venu lui tenir compagnie. Bien que les premiers contacts soient plutôt tendus, les relations entre ces deux êtres que tout sépare vont peu à peu évoluer vers plus de compréhension mutuelle.

Le tour de force tient alors à la forme de narration que prend le récit. Chaque leçon donnée par la pensionnaire, redoutable joueuse, se trouve illustrée par la tranche de vie de personnages saisis dans leur quotidien. Toute une série de petites histoires vont venir s’introduire entre les échanges des deux joueurs d’échecs. Les parcours de vie des protagonistes de ces récits insérés vont mettre en scène les phases de jeu ou le rôle des principales pièces. Le rôle de chaque pièce est décliné en fonction de la condition des personnages croisés au cours la lecture : un couple qui ne se parle plus, une musicienne, Vincent un jeune sportif, Renaud un employé de l’établissement, Julie une photographe, Marion en instance de divorce ou Mathieu acteur célibataire.

La vie comme un jeu d’échecs : gagner, contrôler ou tricher ?

Ainsi les destins de tous ces individus, un peu perdus, cabossés par la vie ou en recherche "d’autre chose" vont s’apparenter à l’action des pions, des fous, des cavaliers, du roi ou de la tour.

La petite dizaine de personnages, dont on nous invite à suivre les parcours, va chercher à avancer dans sa vie comme... sur un échiquier ! Sacrifier pour avancer (ou pas !) comme le pion, se croiser sans vraiment se trouver comme le fou ou rester vulnérables et insaisissables à l’image du cavalier ? Dans quelle mesure chacun d’eux va jouer une partie qui va changer sa vie ? C’est là tout l’enjeu et l’intérêt de cet album hors norme parfois déroutant mais dont les choix, les rebondissements, font écho à de véritables tranches de vie contemporaines.

Chacun cherche à avancer comme dans le jeu. De la star de télévision à l’étudiante, du couple de retraités fatigués à la directrice de l’établissement médical, tous vont tenter de jouer leur propre partition. Bien entendu, comme dans le jeu, il se produira des connections, des rencontres, des confrontations …ou pas ! Peut-être même...des échecs !

Tout le talent de l’auteur se révèle alors dans la description, la manipulation de ces tranches de vie au regard de cette métaphore ! Si la description des relations humaines à travers le prisme des échecs s’avère très réussie et…crédible jusqu’à l’ultime fin d’une histoire aux multiples entrées, le graphisme épuré et fluide, quant à lui, fait écho à la délicatesse et l’empathie de l’auteur pour ses personnages. Les couleurs douces accompagnent l’ambiance des récits avec émotion et justesse.

Un échec peut-il être à l’origine d’une belle réussite ?

Ce mélange entre le monde des échecs et celui de « la vraie vie », s’il est troublant, souvent émouvant, sonne particulièrement juste et possède aussi des accents d’universalité qui ne peuvent nous laisser indifférents.

Victor L Pinel n’est pas un inconnu ; on lui doit déjà deux albums remarquables disponibles chez le même éditeur : Puisqu’il faut des hommes (sur un scénario de Philippe Pelaez) et Le Plongeon (avec Séverine Vidal). Avec ce nouvel opus, il se livre à un exercice narratif peu courant et terriblement ambitieux ! Le récit choral, procédé qui consiste à faire converger plusieurs histoires ou anecdotes vers un narratif commun et cohérent exige rigueur et…persévérance, l’exercice se révèle ici parfaitement maîtrisé !

Un bien bel album ! Un des événements de la rentrée !