La réussite publique de l’exposition des vingt statues monumentales du Chat de Geluck sur les Champs-Élysées, face au Grand-Palais -là où eut lieu, en 2016, la grande exposition Hergé, a quelque chose de symbolique. Le Grand Palais, c’est le haut lieu de la FIAC, la foire annuelle de l’art contemporain. Il a été fermé le 20 mars dernier en raison de travaux et ce, pour au moins quatre ans. Cette fermeture a obligé les organisateurs de cette foire d’importance internationale à déménager dans des tentes -genre Angoulême- sur la rive gauche.
Alors voir s’ériger avec éclat un personnage de bande dessinée, belge qui plus est, agace un certain nombre de commentateurs. On s’interroge, jusque dans notre forum, sur le statut de la bande dessinée : de l’art ou pas de l’art ? Sur ces sculptures : création ou « merchandising » ? Interrogations qui prennent bien évidemment un tour politique : contre le Président Macron qui maintient fermés les lieux culturels ; contre la maire de Paris, Anne Hidalgo, un peu trop généreuse dit-on vis-à-vis d’une opération que d’aucuns qualifient de commerciale.
La mairie se défend mollement : le Conseil de Paris a voté l’autorisation de cette installation in tempore non suspecto. Elle confirme, toujours selon le Figaro, que « ce projet est 100% autofinancé, il ne coûte rien à la Ville, aucune dépense n’y est attachée. Il est entièrement financé par Philippe Geluck. » Cela méritait d’être précisé.
Un impact médiatique impressionnant
Ce qui frappe évidemment, c’est l’efficacité de l’artiste belge : il a mis sur pied une exposition gratuite, ludique, dotée d’une application téléchargeable, gratuite elle aussi, qui plaît incontestablement aux badauds, si l’on en croit les milliers de photos partagées sur les réseaux sociaux. « Comme les musées et les galeries d’art sont fermées à cause de la pandémie, constate Léna Lutaud du Figaro, l’exposition en plein air de l’artiste belge est la seule à voir à Paris en ce moment. » D’où, selon elle, un retentissement médiatique inouï. Bon, c’est faire peu de cas de la notoriété de Philippe Geluck et de son Chat dont les ventes en cumul se comptent en millions d’exemplaires et dont la présence médiatique, chez Drucker comme chez Ruquier, est connue depuis des années.
On résume les reproches qui sont faits au happening félin de Geluck : ce serait une opération commerciale qui lui aurait permis de vendre ses statues au profit de son projet de musée bruxellois ; à laquelle s’ajoute une exposition en visite virtuelle à la Galerie Huberty et Breyne, avenue de Matignon où les gens peuvent acheter des œuvres dérivées de ces statues en « click and collect », ce qu’aucune galerie parisienne n’a réussi avec autant de brio. Sans compter cet album labellisé Casterman, Le Chat déambule, qui sort exactement au moment où a lieu l’événement dans les lieux de culture reconnus comme « essentiels », les librairies. Rien à voir donc avec les expositions de sculptures de l’artiste colombien Fernando Botero ou du sculpteur sénégalais Ousmane Sow, des « vrais artistes », eux, qui ne faisaient pas leur promotion.
Le très en cour commissaire d’expositions, Jean de Loisy, spécialiste de l’art moderne et contemporain, ancien fonctionnaire du ministère de la culture, ancien conservateur de la Fondation Cartier, ancien conservateur au Musée National d’Art moderne, ancien président du Palais de Tokyo et aujourd’hui directeur de l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris (ENSBA) et producteur et animateur de l’excellente émission L’Art et la matière sur France Culture, s’en étrangle presque.
Il se fend d’un tweet assassin pour brocarder les félins de bronze : « confusion », « cupidité », « naïveté » et autres noms d’oiseaux sont adressés au Chat.
Seule manifestation culturelle publique autorisée au temps des musées fermés : les produit dérivés commerciaux des chats de Geluck aux champs Elysees . Confusion ? cupidité ? naïveté ? navrant !!! pic.twitter.com/Gv3L34vy9s
— jean de loisy (@jeandeloisy) March 27, 2021
Deux formes de pouvoir artistique
S’il prend ainsi le rôle de chef de file des catophobes, c’est que l’heure doit être grave. Le 9e art serait-il en train d’ébranler le monde de l’art contemporain ? Il est vrai qu’aujourd’hui, la vente d’un dessin d’Hergé à trois millions d’euros fait plus de presse qu’une toile au même prix de Picasso ou qu’un dessin d’un maître du Quattrocento.
« Confusion », nous dit le héraut de l’art contemporain apparemment interloqué par l’opération très bourgeoise de Philippe Geluck (fils de communiste et collaborateur de Siné Mensuel, un vrai social-traître !) C’est paradoxal. Depuis Marcel Duchamp, sa pissotière et sa Joconde qui H.O.O.Q., l’humour s’est immiscé dans l’art moderne ; depuis Andy Warhol, l’art est devenu « pop » et commercial ; et depuis l’exposition « High and Low : Modern Art and Popular Culture » au Museum of Modern Art (MOMA) à New York (1990), les frontières entre les arts s’abolissent, au point de rendre caduque la prétention de la bande dessinée d’accéder au rang désuet de « Neuvième art ».
Alors quoi, l’humour de Geluck serait-il plus transgressif, de plus mauvais goût et moins artistique que celui des Tulipes clinquantes de Jeff Koons ou du « phallus couleur sapin » de Paul MacCarthy ? Il semble que le monde de l’art, affecté par la pandémie et irrité par un artiste trop médiatique et/ou trop malin, a perdu le sens de l’humour.
Il s’agit en réalité de la confrontation de deux pouvoirs. L’un, académique, qui a conquis de haute lutte l’enseignement de l’art en France et ailleurs, de plus en plus cryptique et réservé à quelques milliardaires, et l’autre médiatique, amplifié par les réseaux sociaux, qui emporte l’adhésion populaire par sa dimension ludique. Élu au « suffrage universel de la culture » pour reprendre une formule du tout nouvel académicien Pascal Ory à propos de René Goscinny.
Sommes-nous en train de vivre une sorte de « Bataille d’Hernani » de l’art contemporain, un écroulement en direct de l’imposture académique ? Seul l’avenir nous le dira. En attendant, à ActuaBD, qui est tout sauf un site sérieux, on rigole et on compte les points.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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