La prospection même du livre par les représentants avait tenu secret le nom des auteurs. Jusqu’à ce qu’un copain d’atelier de Bastien Vivès, sans penser à mal, en parle avant l’été à un libraire. Dès lors, le secret n’était plus que de polichinelle. Restait à planquer les visuels pour que la surprise soit totale. Hier soir, chez Casterman, quelques invités triés sur le volet (dont ActuaBD, évidemment) célébraient l’événement. Nous avons reçu l’ouvrage il y a quelques jours. Alors, qu’en pense-t-on de cet album dont le titre est Océan noir ?
Le défi n’était pas facile car il existe des repreneurs « officiels » de l’univers d’Hugo Pratt : les Espagnols Juan Diaz Canales qui nous a livré des albums très respectueux de l’univers du créateur italien par l’un des artisans actuels les plus proches du savoir faire du maître, un orfèvre du noir et blanc : Ruben Pellejero. Ils ont réalisé trois albums entre 2015 et 2019, plus qu’honorables.
Le danger est que l’on juge ce nouvel album, à l’aune du talent d’Hugo Pratt, et que l’on compare ensuite les successeurs entre eux. Il ne le faut pas. D’abord parce que quoique l’on fasse en termes de reprises, Pratt sera toujours Pratt et un nouvel avatar de Corto par d’autres auteurs -ce qu’il avait désiré- ne lui enlève rien : ses albums sont toujours là, incontournables. Cette reprise est simplement un événement qui permet de remettre l’œuvre originelle au cœur de l’actualité. L’enjeu commercial, si l’on parle de cela, ce ne sont pas seulement les ventes de ce titre (le tirage est de l’ordre de 100 000 exemplaires) mais une remise en avant de toute l’œuvre de Pratt dans les librairies. On voit que ce n’est pas une mince affaire.
Avec quel résultat ? Sur ce plan, nous sommes assez séduits. D’abord parce que Bastien Vivès aborde l’affaire de manière décomplexée. Quel est l’intérêt de faire du Pratt lorsqu’on est Bastien Vivès ? Autres temps, autres mœurs, Pratt était issu d’une génération de dessinateurs qui rêvaient d’être peintres : Crepax, Battaglia, Toppi… Il y a un geste pictural dans son travail. Il tendait, dans ses dernières années, de plus en plus vers l’abstraction. Il avait fait ses premières armes en copiant les recettes de Milton Caniff et de Noël Sickles, sous l’influence de son aîné le dessinateur argentin Alberto Breccia. Pellejero est un successeur appliqué, comme issu de l’atelier du maître. Sans faille et sans faute.
C’est un parti pris de ces auteurs : le Corto de Vivès et Martin Quenehen n’est pas ce marin un peu raide revenu de tout, pérégrinant dans un monde où l’on voyageait sans visa. Il est plutôt un jeune adulte des années 2000 croisant de jeunes otakus dans le quartier de Shibuya à Tôkyô.
Entre l’archipel et le Pérou sur cet océan qui n’est pas que pacifique, Corto affronte une tempête qui le dépasse largement. Il croise à Lima rien moins que le secrétaire d’État Colin Powell, qui apprend là-bas l’anéantissement des tours du 11 septembre : c’est authentique, il était à Lima le 11 Septembre. Corto s’adresse à lui en yiddish et Powell le comprend : il a été « goy du Shabbat » à Brooklyn pour des employeurs juifs religieux. Là encore c’est authentique.
Ça c’est pour le repère historique. Pour le reste, nous sommes dans la tradition de Pratt avec ses grands flous ponctués de silence, de phrases mystérieuses à multiples sens, de personnalités attachantes et dangereuses issues aussi bien d’organisations criminelles secrètes que d’officines gouvernementales undercover.
Les auteurs s’amusent, trouvent prétexte à belles images et si le plot est bien de Martin Quenehen, avec ses références littéraires et cinématographiques, Vivès a pris soin de rendre la narration fluide et rythmée dans une absolue décontraction : pour la première fois, vous découvrirez les fesses de Corto dans une séquence furtive qui donne son autre sens au mot « aventure ». Ce n’est sans doute pas le chef d’œuvre du siècle, mais si les auteurs se sont bien divertis, nous aussi.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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