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Tal Bruttmann et Efix : "Il fallait qu’on fasse plus qu’un cours d’histoire" [INTERVIEW]

Par Romain BLANDRE le 10 novembre 2023                      Lien  
Le peloton d’exécution vient certainement de tirer… Ou peut-être s’apprête-t-il à le faire ? Certains soldats allemands semblent recharger leur fusil. En face d’eux, quatre victimes. L’une a la tête ballante sur son épaule droite, l’autre est affalée sur elle-même, son corps retenu par les liens qui la rattachent au piquet d’exécution...

Cette photographie est une des rares qui témoigne de ce qui s’est passé dans la clairière située sur la colline qui surplombe l’Ouest parisien où les nazis ont fait couler le sang de centaines de résistants et d’otages entre 1941 et 1944. Chaque 18 juin, on ressort partout l’image de l’Affiche rouge et le portrait des dix membres des FTP-MOI qui ont été abattus, mais finalement peu de gens connaissent l’histoire réelle de ces hommes et de ces femmes qui ont payé de leur vie leur engagement pour reconquérir la liberté.

À travers l’histoire d’un lieu, le Mont Valérien, et celle d’un des tout premiers acteurs de la lutte contre l’oppression nazie, Marcel Rajman, l’historien et chercheur Tal Bruttmann, et Antoine Grande, directeur du musée de la Résistance de Toulouse se sont associés à Efix, dessinateur et auteur de bande dessinée, pour combler une partie de cette lacune.

Tal Bruttmann et Efix : "Il fallait qu'on fasse plus qu'un cours d'histoire" [INTERVIEW]

Une BD née d’une ancienne amitié et d’une coopération déjà éprouvée.

Il y a deux ans, Tal Bruttmann était mandaté par l’ONAC-VG pour réaliser l’exposition Train 14 166. Il y retraçait l’itinéraire d’un convoi de déportés que les opérations militaires alliées avaient dévoyé de son itinéraire initial, qui allait emmener ses occupants vers les camps de concentration de Natzweiler et de Ravensbrück, et, pour les victimes juives, vers les chambres à gaz du centre de mise à mort d’Auschwitz-Birkenau. « J’ai été chargé d’illustrer tout ce pour quoi on n’avait pas de documentation, photos, archives ou plan », explique Efix.

L’exposition obtient un tel succès qu’elle est présentée dans de nombreux musées et mémoriaux. Lors de son inauguration au Mémorial de Montluc, le directeur du Mont Valérien, Jean-Baptiste Romain a été séduit et propose un projet de bande dessinée aux deux amis : « Jean-Baptiste nous a apporté ça sur un plateau, et bien évidemment, on a tout de suite dit oui. Il nous a laissé totale carte blanche », complète Efix.

Il faut avouer que l’idée de produire ensemble une bande dessinée trotte dans la tête de ces deux amis qui se connaissent depuis quarante ans. « On parlait souvent de faire un album ensemble avec Tal », raconte le dessinateur, « mais on était toujours tous les deux trop occupés pour nous lancer réellement dans le projet. Cette occasion a été la bonne et on l’a saisie ».

Plus qu’une simple leçon d’histoire

L’historien et le dessinateur partagent des points communs. Le premier est fan de bandes dessinées depuis toujours. « J’ai travaillé dans un magasin de BD à Grenoble. C’était au siècle dernier, j’étais bien plus jeune. C’est là que j’ai rencontré un jeune chevelu qui s’appelait François-Xavier Robert, qui est devenu quelques années plus tard dessinateur sous le pseudo Efix », confie Tal Bruttmann. Cela est confirmé par Efix, qui, quant à lui, éprouve un intérêt ancien pour l’histoire. Elle lui vient en particulier d’un professeur de 3e qui avait repéré en lui un potentiel élève perturbateur : « Toi, tu n’es pas un emmerdeur comme les autres », lui a-t-il dit à l’époque, « Au moins tu sais faire quelque chose de tes dix doigts, alors tu vas produire une BD sur tout le programme ».

Le jeune François-Xavier se met alors au travail : «  J’ai représenté la période allant de la fin du Traité de Versailles à la Guerre froide. Ça a imprimé vraiment quelque chose de fort en moi, notamment la période de la Seconde Guerre mondiale. Elle cristallise un peu toutes mes peurs, voire ma goguenardise quand je réalise à quel point les hommes peuvent être déments. »

Rejoint par Antoine Grande, le trio se lance alors dans une sorte de ping pong dans lequel les idées fusent, les questions se multiplient et les réponses jaillissent du tac au tac. Ils échangent lors de rencontres, ou en visio. « On a vraiment interagi à trois », explique Tal Bruttmann. « Un premier déroulé et le chapitrage sont finalement assez vite ressortis. Cette BD est un véritable pot commun dans lequel chacun a mis ce qu’il pensait être le mieux ». Il estime aussi que « L’histoire en BD c’est souvent très mauvais. Il y a cependant des exceptions, et on pourrait dresser une chouette liste d’œuvres très bonnes ». « On s’est dit qu’il fallait qu’on fasse plus qu’un cours d’histoire, une sorte de BD d’aventure en fait », conclut Efix.

Et pourquoi pas Marcel Rajman ?

À quelques mois de la panthéonisation de Missak Manouchian, l’interrogation semble légitime : pourquoi avoir décidé de mettre à l’honneur l’action de Marcel Rajman dans cette bande dessinée ? « Et pourquoi pas lui ? », interroge Tal Bruttmann avant de poursuivre : « contrairement à ce qu’on croit, Manouchian n’était pas le principal chef des FTP-MOI, il est arrivé tardivement. D’autres que lui sont tout aussi intéressants à présenter ».

Efix acquiesce et rajoute qu’ils ont voulu « mettre en avant les tout premiers résistants, ceux qui étaient considérés comme des métèques, des sales étrangers. On trouvait intéressant de faire comprendre aux jeunes gens d’aujourd’hui que ce sont quand même ceux-là qui, les premiers, ont commencé à s’exciter contre l’occupation. Marcel Rajman nous a semblé être le meilleur représentant parce qu’il était un jeune mec qui est entré en résistance dès le début de la guerre et qu’il a une vraie idée du pays qui l’a accueilli ».

Les auteurs ont aussi eu la volonté de casser l’imagerie nazie qui fait de ce réseau résistant un groupe très structuré et particulièrement dangereux. Même si le message de l’Affiche rouge n’est pas une invention complète, il faut quand même expliquer que « c’était des gens qui étaient vaguement en lien entre eux, pas toujours très connectés », précise Tal Bruttmann.

Rendre compte au mieux de la réalité de l’époque

Le lecteur est immédiatement happé dans l’ambiance des années 1940 : troquets, ballons de vin, volutes de fumée, décors, … Tous les détails sont parfaitement choisis pour rester fidèles le plus possible à la période. « C’est dû au talent du dessinateur, mais avec Efix, on partage un imaginaire commun sur cette période, certainement dû au fait qu’on s’est nourris d’œuvres comme L’Armée des ombres dans laquelle Melville, lui-même ancien résistant, reproduit une ambiance plutôt fidèle à ce qu’il a vécu quelques années à peine après les évènements. Et puis je me suis quand même embêté pas mal à vérifier que les lignes de métro existaient à l’époque, on a trouvé des cartes postales, on a réalisé un vrai boulot de documentation », rajoute Tal, sans oublier qu’ensemble, ils ont visité Paris afin d’identifier les lieux auxquels ils faisaient référence dans la BD.

La première lecture pourra être peut-être un peu déroutante. Cela est certainement dû à un apparent décalage entre le style très « cartoon » d’Efix et la lourdeur et le sérieux du sujet traité. Le parti-pris est totalement assumé : « Le cartoon, c’est mon dada, et il a été parfaitement respecté par Tal et Antoine. Dès le départ, ils ont accepté mon style. Je suis issu de l’école belge et du dessin animé. Mais j’ai peu ri à l’humour du Journal de Spirou et ai toujours regretté que la maestria d’un Disney soit mise au service de film comme Cendrillon. Qu’est-ce qu’on s’ennuie dans Cendrillon », confie Efix. « Moi, ce qui m’intéresse, ce sont les choses plus sérieuses, plus ancrées dans la réalité, plus sombres. C’est la série Blacksad qui m’a prouvé qu’on pouvait faire quelque chose de plus adulte, tout en conservant les influences du dessin animé. En toute modestie, c’est à ça que je m’adonne depuis 2000. J’ai, bien sûr, moi aussi, réalisé des albums humoristiques, mais ce que je raconte s’appuie toujours sur le réel, bien que mon style de dessin puisse éviter d’entrer dans une réalité trop photographique. La triste réalité, on l’a sous les yeux en permanence, autant profiter du dessin pour s’en échapper ».

Autre parti-pris, celui de ne pas tomber dans le piège de reproduire l’esthétique nazie qui fait tant vendre. Efix explique qu’ « On n’a pas voulu représenter les beaux uniformes Hugo Boss des SS, ça ne nous intéressait pas. D’ailleurs, si tu observes bien, tu remarqueras que les nazis et les flics collabos sont toujours hachurés et dans l’ombre, ils n’ont pas de visage. Même sur la scène qui retrace l’assassinat de Julius Ritter, on a gommé les petites croix gammées dans les fanions sur le coté de sa voiture  ».

Une suite ?

Les dernières vignettes de la BD permettent à la fois de prendre de la hauteur, tout en focalisant sur le Mont Valérien, que l’on ne découvre finalement qu’à la toute fin de l’album. Le lecteur, comme étouffé par la terreur nazie tout au long du livre, reprend son souffle après que son asphyxie soit arrivée à son paroxysme au moment de la représentation de l’exécution des héros auxquels il s’est attaché progressivement.

Mais ce bol d’air est immédiatement contrarié par cette interminable liste des noms inscrits sur les toutes dernières pages qui complètent, année après année, celles qui nous ont fait entrer dans l’album. Tel un mur des noms, la BD devient alors un monument en l’hommage de celles et ceux qui ont été assassinés parce qu’ils refusaient de céder à l’oppression.

Ouest-France édite ici sa deuxième bande dessinée. C’est Jean-Baptiste Romain qui a initié le projet auprès de cette maison d’édition avec laquelle le Mont Valérien entretient un partenariat depuis plusieurs années. Une suite, il y en aura une, mais l’idée n’est pas de constituer une série sur chacune des victimes tuées au Mont Valérien. « Tal a une excellente idée », termine Efix, « Là, on vient de raconter la Résistance du côté des prolos. Ce qu’on voudrait faire maintenant, c’est raconter celle qui a existé du côté des riches  ». Une affaire à suivre donc….

(par Romain BLANDRE)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782737389375

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