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Pierre-Roland Saint-Dizier et Christophe Girard ("Je n’ai pas oublié - Histoires de la Shoah par balles") : « Quand on écoute un témoin, on est nous-mêmes témoins » [INTERVIEW]

Par Romain BLANDRE le 6 avril 2024                      Lien  
Les deux regards ne se croisent pas, mais interpellent le lecteur. Le soldat ferme un œil pour mieux viser et tirer sur sa victime. Il est froid, déterminé, presque cruel. L’enfant est innocent, sidéré. Il observe à travers le feuillage le crime que le premier est en train de commettre : assassiner des hommes, des femmes et des nourrissons simplement parce qu’ils sont juifs. La couverture du livre de Pierre-Roland Saint-Dizier et de Christophe Girard intrigue. Elle est la parfaite représentation de ces « Histoires de la Shoah par balles » recueillies lors de voyages en Europe de l’Est auprès de témoins des massacres qui, malgré leur jeune âge au moment des faits, n’ont jamais oublié les scènes terribles auxquelles ils ont assisté il y a près de 80 ans.

Tout commence par un échange téléphonique explique Pierre-Roland Saint-Dizier. «  C’était à l’automne 2021, j’étais en ligne avec Ygal, un professeur de sociologie à l’Institut national universitaire d’Albi. Il m’a parlé de son projet de voyage en Pologne avec ses étudiants de licence. C’est lui qui m’a suggéré l’idée de réaliser une bande dessinée sur la Shoah par balles  ».

Ce sont finalement deux voyages qui sont entrepris et qui permettent de compléter le projet initial. En plus de la rencontre des témoins, le petit groupe d’étudiants accompagnés de leur professeur et d’historiens ont pu se rendre sur les sites des anciens centres de mise à mort de l’Aktion Reinhardt. Ils ont dû aussi composer avec le contexte géopolitique de l’époque : « On était partis en Pologne en mars 2022, quelques semaines après le déclenchement de la guerre en Ukraine. Le conflit nous a empêchés d’aller sur certains lieux d’assassinats parce qu’ils accueillaient à cette époque beaucoup de réfugiés ukrainiens. Les choses étaient plus sûres en 2023 quand on y est retournés. On a pu aller à Sobibor par exemple ».

Pierre-Roland Saint-Dizier et Christophe Girard ("Je n'ai pas oublié - Histoires de la Shoah par balles") : « Quand on écoute un témoin, on est nous-mêmes témoins » [INTERVIEW]

Il fallait ensuite recherche un éditeur et des partenaires, mais avant tout, Pierre-Roland Saint-Dizier souhaitait retravailler avec Christophe Girard qu’il avait rencontré lors d’un salon du livre d’histoire dans la région parisienne : « J’ai tout de suite proposé à notre futur éditeur de retravailler avec Christophe parce qu’on avait déjà tenté l’aventure une première fois et que ça s’était très bien passé [L’Or d’El Ouafi paru chez Michel Lafon. NDLR]. Il ne connaissait pas bien cette histoire, mais a accepté immédiatement ». Le dessinateur confirme : « C’est vrai que je connaissais très peu de choses sur la Shoah par balles, mais mon passé de travailleur humanitaire m’avait déjà fait aller sur des lieux où avaient été commis des grands massacres, en Yougoslavie ou au Kurdistan par exemple. Je suis assez sensibilisé sur ces sujets. »

« Quand je me lance dans un projet de BD, j’essaye de trouver un éditeur dont la ligne éditoriale correspond au travail que j’envisage », confie le scénariste : « je connaissais un peu les Editions du Rocher et notamment le directeur avec qui j’avais déjà un peu échangé. J’ai choisi de lui proposer notre travail. C’est une maison qui a été créée en 1943 et correspondait bien au sujet ». Les deux auteurs avouent qu’ils ont bénéficié d’une totale liberté, même pour le nombre de planches. « La seule question qui était posée, c’était celle de savoir quand j’allais terminer les dessins », poursuit Christophe Girard.

La Fondation pour la Mémoire de la Shoah a été partenaire et a participé au financement de l’album. Pour cela, elle a souhaité qu’une caution scientifique soit trouvée à l’ouvrage. Marie Moutier-Bitan, historienne et auteure de deux ouvrages sur les fusillades des Juifs en Europe de l’Est [1], s’est portée garante de sa véracité historique. « Marie Moutier a validé l’ensemble du projet. Nous avons vraiment travaillé dans de très bonnes conditions avec elle. C’était vraiment nécessaire d’être scientifiquement cohérents et le plus juste possible, surtout sur un sujet aussi sensible que celui-ci », explique Pierre-Roland Saint-Dizier. D’autant plus que Marie Moutier-Bitan a œuvré au sein de l’association Yahad-in-Unum qui organise les voyages sur les traces des fusillades à l’Est de l’Europe, également partenaire de cette BD.

Christophe Girard et Pierre-Roland Saint-Dizier
Photo : Romain Blandre

Une bande dessinée, non un essai historique

« J’ai commencé par faire énormément de lectures sur le sujet. J’ai lu beaucoup de livres spécialisés sur la question et j’ai assisté aux cours avec les étudiants qui préparaient leur voyage. Je me suis mis dans leur peau afin de préparer au mieux l’enquête », raconte Pierre-Roland Saint-Dizier. Une fois le scénario rédigé, il est transmis à Christophe Girard qui a la lourde tâche de le mettre en images. Ce dernier n’a pas pu accompagner en Europe de l’Est les acteurs de l’histoire. Il doit s’appuyer sur les photographies d’archives bien choisies, ainsi que sur d’autres que lui envoyait régulièrement le scénariste. « Je suis aussi scénariste, donc j’aime mettre les mains dans le cambouis, complète Christophe Girard, Pierre-Roland sait comment je travaille, il m’a laissé carte blanche pour modifier comme je le souhaitais le scénario. Mais son écriture est si fluide et si efficace, que je n’ai agi que très peu sur le texte de base, j’ai parfois modifié certains passages, à la marge uniquement, pour donner plus de dynamisme. J’ai fouillé des jours entiers pour trouver l’une ou l’autre image des personnes qui ont participé au voyage. J’ai consulté les pages Instagram des jeunes, mais je n’ai pas souhaité les représenter réellement. Les professeurs, quant à eux, se plaignent parfois que je leur ai fait trop de ventre, mais bon c’est comme ça. J’ai suivi leur voyage par alternance ».

Il a fallu aussi faire des compromis. Certaines cases peuvent être sujettes à critique par les pointilleux qui y verront des erreurs, mais les choix sont totalement assumés. La bande dessinée, ce n’est pas un essai scientifique, même si parfois elle traite de sujets historiques. « Plus de 90% de ce qui y est raconté est réel », assume Pierre-Roland Saint-Dizier. Et si Adolf Hitler est représenté dans une case qui évoque la Conférence de Wannsee alors qu’il n’y était pas dans la réalité, « c’est tout simplement pour être plus efficace. Je voulais montrer la hiérarchie pyramidale nazie. C’est un effet, une mise en scène ou un raccourci qui permet de dire plein de choses en un dessin unique. Les gens comprennent plus facilement et peuvent ensuite aller chercher eux-mêmes les informations s’ils veulent en savoir plus », explique le desssinateur.

Finalement, le lecteur tient entre ses mains une petite histoire, celle d’un groupe d’étudiants en voyage, dans la grande Histoire, celle de la Shoah, en particulier celle des fusillades des Juifs en Europe de l’Est. Près de 40 ans après Raul Hilberg [2] qui mettait en lumière l’action des commandos mobiles de tuerie et une vingtaine d’années après le livre du Père Desbois [3], c’est la première bande dessinée presque exclusivement consacrée à la « Shoah par balles ». L’idée est de faire mieux connaitre cet assassinat encore trop ignoré du grand public alors qu’il a causé la mort de plus de deux millions de victimes.

Représenter l’indicible et l’horreur

Un des écueils de certains auteurs de BD est de tomber dans ce que certains historiens ont dénoncé comme la « pornographie de la Shoah ». Pour sombrer dans le sensationnel et dans le glauque le plus extrême, ils s’évertuent à dessiner des montagnes de cadavres et entrent avec les victimes jusque dans les chambres à gaz.

Les deux auteurs reconnaissent avoir parfois marché sur la corde raide et ont bénéficié des conseils de l’historienne Marie Moutier-Bitan à ce sujet pour ne pas dépasser certaines limites. Pierre-Roland Saint-Dizier avoue qu’« il y a eu des débats avec les historiens pour savoir ce qu’on devait montrer ou ne pas montrer. On s’est assez rapidement rendu compte que les photographies qu’on utilisait étaient des images prises par les bourreaux alors que notre objectif était de nous placer du côté des témoins qui ont assisté aux massacres. On a complètement changé de direction. Marie nous a aussi fait prendre conscience que les images en question montraient des scènes très calmes, bien loin de l’horreur et de l’agitation qui devaient régner sur les scènes d’exécutions ».

Sans édulcorer la réalité de la violence, les procédés graphiques mis en œuvre par Christophe Girard permettent aux lecteurs de saisir toute la portée du crime sans les sidérer : « Si vous montrez tout le temps de la violence, vous dégoutez tout le monde. S’il n’y en a pas du tout, le lecteur ne va pas comprendre la réalité de ce qui s’est passé. L’essentiel est de respecter les victimes, explique le dessinateur, quand je finis une planche, je pense déjà à celle d’après. Je me mets à la place du lecteur et me demande s’il faut le laisser respirer un peu ou s’il doit en prendre plein la figure. C’est le rythme de la BD qui me guide et parfois les choses arrivent sans qu’elles ne soient prévues. Je pense par exemple à cet épisode où les nazis décident de « nettoyer » par le feu le centre de mise à mort de Belzec. La flamme que j’ai commencé à dessiner avec ma gouache a envahi presque instinctivement sur toute la page. C’était l’inspiration du moment et finalement c’est mieux que sur le storyboard initial ».

Alors que l’histoire racontée appartient aux heures les plus sombres qu’ait pu connaitre l’humanité, les choix esthétiques, l’écriture et le traitement graphique rendent l’ouvrage particulièrement beau.

Les récits de chacun des témoins des fusillades ont été traités dans une couleur différente pour qu’on puisse bien les différencier. Le dessinateur a réservé une trame pour le présent et une autre pour le passé. Christophe Girard : « c’était très ludique parce que je changeais de technique régulièrement en passant du feutre aux crayons de couleur, de l’aquarelle à la colorisation numérique. Pour un dessinateur, c’est très agréable de travailler sur un album comme celui-ci car on n’éprouve pas le sentiment de travailler à la chaine, planche après planche ».

« Quand on écoute un témoin, on est nous-mêmes témoins »

Cette phrase d’Elie Wiesel est certainement le credo qui a guidé les deux auteurs. À la question de savoir à quel public est destiné en priorité la bande dessinée, Pierre-Roland Saint-Dizier répond qu’«  il est certain que nos premiers lecteurs sont des personnes qui, de près ou de loin, ont un rapport avec l’histoire de la Shoah, des Juifs, des historiens, des étudiants… Mais on n’a surtout pas voulu réaliser un livre documentaire et cette BD est destinée au plus large des publics possibles ».

Malgré la parution d’ouvrages scientifiques depuis plusieurs années, force est de constater que cette histoire reste encore trop peu connue. Pierre-Roland Saint-Dizier poursuit : « On a reçu le soutien du Département du Tarn qui a commandé 500 bandes dessinées pour tous les CDI des collèges et des lycées. On pense qu’il s’agit d’un très bon support pédagogique. J’ai essayé d’être un relais. Une chose est sûre, c’est que depuis 2021 et ces voyages, je ne suis plus le même homme. Durant la période de réalisation de la BD, j’ai pensé quasiment chaque jour à la Shoah par balles. Depuis la parution, j’y pense encore très souvent ».

Christophe Girard : « cette BD entre parfaitement dans ma bibliographie. Il y a des gens qui achètent mes livres parce qu’ils savent que je vais aborder des sujets peu communs. Même si pour le moment on a fait que trois séances de dédicaces, les lecteurs se disent épatés par celle-ci parce que les trois quarts d’entre eux découvrent une histoire qui leur était totalement inconnue ».

La toute dernière planche invite les lecteurs à réfléchir à ce qu’ils viennent de lire et à trouver les moyens de « s’engager pour un monde meilleur ». Pétri chacun de valeurs auxquelles ils sont fortement attachés, les deux auteurs estiment «  avoir mis dans ce travail tout leur cœur et leurs tripes et avoir consacré beaucoup de temps sur une BD différente » de ce qu’ils font d’habitude.

Ils invitent chacun à effectuer le travail de mémoire nécessaire pour éviter que les erreurs du passé ne se reproduisent, mais la tâche est ardue et les résurgences d’un passé haineux sont bien trop fréquentes dans notre pays et ailleurs. « J’ai l’habitude de publier quelques petites cases régulièrement sur Facebook, mon travail est assez engagé quels que soient les albums que j’ai pu réaliser. Pour celui-ci j’ai eu pas mal de trolls qui ont publié des méchancetés en commentaires des dessins. Ça m’a permis de faire un écrémage dans mes « amis », mais j’ai quand même constaté que certains disaient qu’ils en avaient marre qu’on ne parle que des Juifs et jamais des Arabes. J’ai pourtant fait trois albums sur les Arabes. J’aimerais leur répondre que personnellement, ce qui m’importe ce n’est pas de parler des Juifs ni de tout autre religion. Ce qui m’importe c’est de parler d’humanité, tout simplement. C’est uniquement cela qui m’intéresse ! », affirme avec force Christophe Girard.

« Pendant trois ans, j’ai baigné dans cette page d’histoire, conclut Pierre-Roland Saint-Dizier, on a voulu insister dans la BD sur le fait que les témoins qui ont assisté aux massacres étaient les voisins des victimes. Si aujourd’hui nos lecteurs sont interpellés par des discriminations qui ont lieu près de chez eux et réussissent à prendre des positions contre les injustices, alors on aura gagné. Il faut quand même vous dire que certains médias ont refusé de nous rencontrer, non pas parce qu’ils n’étaient pas intéressés par le sujet, mais parce que le contexte géopolitique est trop sensible et qu’ils craignent les amalgames. Ils sont réticents sur le sujet, craignant sûrement de passer pour des soutiens à Israël alors que ça n’a strictement rien à voir ».

Christophe Girard termine quant à lui sur une note humoristique, non sans un certain sérieux : « Pour une nouvelle coopération avec Pierre-Roland, c’est sans problème, mais je suis bloqué par des projets jusqu’en 2028, alors il a intérêt à trouver un sujet encore plus fort que celui-là pour que je rompe les contrats en cours ! Le seul souci que j’ai c’est de lui trouver de la place ! »

Propos recueillis par Didier Burcklen et Romain Blandre

(par Romain BLANDRE)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782268109558

[1Marie Moutier-Bitan, Les champs de la Shoah. L’extermination des Juifs en Union soviétique occupée 1941-1944, Passés composés, Paris, 2020, et Le Pacte antisémite. Le début de la Shoah en Galicie Orientale juin-juillet 1941, Passés composés, Paris, 2023.

[2Raul Hilberg, La Destruction des juifs d’Europe, trois volumes, 1985.

[3Patrick Desbois, Porteur de mémoires. Sur les traces de la Shoah par balles, Michel Lafon, 2007.

Editions du Rocher ✍ Pierre-Roland Saint-Dizier ✏️ Christophe Girard à partir de 13 ans Histoire Shoah
 
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