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Valérie Igounet ("Crayon noir - L’Histoire d’un prof") : « Raconter, c’est empêcher que la mort ait le dernier mot » [INTERVIEW]

Par Romain BLANDRE le 6 octobre 2023                      Lien  
One Love - One Life - When it’s one need - In the night - One love - We get to share it - One Life - But we’re not the same…. Les notes et les mots de Bono, chanteur du groupe U2, résonnent dans la cour de la Sorbonne ce 21 octobre 2020. Ils n’auront plus jamais la même saveur à compter de ce jour où des personnalités, des membres de la famille et des proches de Samuel Paty étaient rassemblés pour lui rendre un dernier hommage. À travers eux, c’est l’ensemble de la nation française qui se recueille devant le cercueil et le portrait du professeur d’histoire-géographie sauvagement assassiné quelques jours plus tôt par un terroriste fanatique, simplement parce qu’il avait voulu apprendre à ses élèves à être libres de penser, libres de s’exprimer.


C’est par cette cérémonie d’hommage que s’ouvre le roman graphique scénarisé par Valérie Igounet, historienne spécialiste de l’extrême-droite et du négationnisme, et mis en images par Guy Le Besnerais.

Valérie Igounet ("Crayon noir - L'Histoire d'un prof") : « Raconter, c'est empêcher que la mort ait le dernier mot » [INTERVIEW]

Un livre en réponse au complotisme

« Le soir même de l’assassinat de Samuel Paty, j’étais dans les bureaux de Conspiracy Watch, abasourdie par la nouvelle. J’y lisais les premières interprétations de l’évènement qui commençaient à se multiplier sur les plateformes complotistes », explique Valérie Igounet. Mais l’une d’elles l’a fait bondir de fureur : c’était celle énoncée par un pseudo-neurochirurgien qui tentait de démontrer que Samuel Paty était toujours vivant, que la tête décapitée puis diffusée sur les réseaux sociaux par le tueur n’était qu’une reproduction en cire, comme celles que l’on peut trouver au musée Grévin. Selon ce faussaire, le meurtre n’aurait été qu’une manipulation orchestrée par le pouvoir pour abêtir le peuple. « Nous étions en plein Covid, cet homme racontait que le couteau dont s’était servi l’assassin n’était pas adapté pour trancher la tête d’une personne. Je me suis levé de mon bureau, très énervée et j’ai dit à Rudy [Reichstadt] que je voulais absolument écrire un roman graphique sur Samuel Paty.  »

Valérie Igounet trouve assez facilement le contact de Christophe Capuano, ami de Samuel Paty, avec qui il avait suivi ses études. « Je lui ai expliqué que ce que je venais de lire était particulièrement dégoûtant et qu’on salissait la mémoire d’un homme.  » Après une courte réflexion, Christophe Capuano a accepté de collaborer avec l’historienne. Ensemble, ils parcourent les lieux à Lyon où les deux camarades avaient des habitudes et des expériences communes. « Christophe m’a aidée. Pas pour l’ensemble de "Crayon noir", mais il m’a fait comprendre que j’avais quelqu’un sur qui m’appuyer. Je me suis alors lancée dans l’aventure », conclut Valérie Igounet.

À quelques kilomètres de là, un chercheur occupe son temps libre à dessiner. Il prend des cours auprès de Bearboz, son prof de BD. Il poste régulièrement sur sa page Instagram des histoires, plutôt courtes, sur des sujets liés au social ou à l’écologie. Clarisse Cohen, éditrice chez Studiofact, le contacte. C’est cette dernière qui met en contact l’historienne et Guy Le Besnerais, qui a démissionné depuis pour se consacrer uniquement à l’illustration et à la bande dessinée.

Guy dispose dès lors de sept jours pour faire ses preuves, durée très courte pendant laquelle « ça a été une vraie tempête dans ma tête. J’ai dû produire quelques planches très rapidement, confesse ce dernier en ajoutant que le sujet s’est vraiment imposé à moi et visiblement mes premiers travaux ont donné satisfaction. Ce sont les planches qui ouvrent l’album... »

Valérie Igounet et Guy Le Besnerais
Photo : Catherine Girma -

« Raconter, c’est empêcher que la mort ait le dernier mot »

Le réel défi était de tenir les délais. Il fallait que le livre soit terminé pour le troisième anniversaire de la mort de Samuel Paty. Les auteurs de Crayon noir ont pris le risque d’opter pour un roman graphique bien qu’on vive une période de surproduction et que le support risque de devenir éphémère. Le choix est pourtant parfaitement assumé. Après Ils sont partout, paru aux Arènes BD, Valérie Igounet pense que la bande dessinée est un excellent média. Selon elle, « On commence par écrire des livres de 600 pages, mais qui les lit ? On réalise alors un petit Que sais-je ?… Mais là encore, qui le lit ? Un roman graphique, c’est une alliance incroyable entre le dessin et le texte. On peut s’adresser au public particulièrement ciblé par les complotistes : les adolescents, qui sont confrontés tous les jours, sur les réseaux sociaux, aux pires idées. Et puis, c’est beau ! Mais attention, j’y mets tous les guillemets avec toutes les précautions nécessaires car, dans cette histoire, le mot « beau » est inadéquat. » Et, « certaines bandes dessinées font date. Je pense à "Maus" de Spiegelman par exemple, ou "Quai d’Orsay" dans un autre style, elles sont en permanence dans les rayons des libraires », confirme Guy Le Besnerais.

Ne pas oublier, faire connaitre la tragédie pour ne plus qu’elle se reproduise. Les deux auteurs vont se mettre d’ici peu en lien avec l’Education nationale dont certains rectorats ont déjà commandé plusieurs centaines d’ouvrages pour les diffuser dans tous les CDI de leur académie. C’est le cas de celui de Versailles ou de celui de la Région Occitanie pour les CDI des lycées. « Il serait formidable que les jeunes aient accès à la BD dans tous les CDI de France  », pense Clarisse Cohen, l’éditrice de l’ouvrage. Des évènements sont également prévus pour son lancement. « Il y a un avant Samuel Paty, il y aura un après », estime Valérie Igounet. « Samuel Paty restera dans les mémoires très longtemps tant la tragédie qu’il a subie est inédite ».

Un roman graphique conçu comme un livre d’histoire.

Crayon noir reproduit des documents personnels de Samuel Paty, par exemple des extraits de son cahier de texte, ou des emails de ses collègues et de sa hiérarchie. Le travail sur les sources fait de cette enquête un véritable récit historique des quelques semaines qu’a vécues Samuel Paty depuis la rentrée scolaire jusqu’au terrible évènement du 16 octobre 2020. C’est aussi de la trajectoire de l’assassin et de son processus de radicalisation qu’il est question. « Je suis journaliste, ma carte de presse m’a ouvert certaines portes et donné des facilités pour accéder à certains éléments de l’enquête », explique Valérie Igounet. Son contact avec Virginie Leroy, avocate de la partie civile, a été lui-aussi fructueux.

Mais ce sont surtout les interviews réalisées dans la sphère professionnelle du professeur d’histoire-géographie qui ont apporté les compléments nécessaires à la compréhension du drame. « Dans un premier temps, les témoins ont eu du mal à nous faire confiance, mais la méthode que l’on a mise en place les a, petit à petit, rassurés. On procédait par enregistrement, ensuite Guy concevait le storyboard et réalisait les planches. On soumettait chacune d’elles aux différents acteurs pour qu’ils les valident. C’est comme cela que la parole s’est de plus en plus libérée », raconte Valérie Igounet. Quant à la famille de Samuel Paty, elle a été informée du projet, mais n’a pas voulu y participer directement. Ses parents ont constaté récemment le « travail colossal » effectué par les deux auteurs, avec lesquel une rencontre est prévue dans quelques jours.

Crayon noir, l’histoire d’un prof

Le résultat de cette collaboration : un roman graphique de 160 pages réalisé en dix mois. Une prouesse pour un dessinateur habitué à des histoires plus courtes, éditées d’habitude dans des fanzines. Le sujet est trop sérieux pour laisser trop libre-court à la fiction ou à la fantaisie. C’est pourquoi chaque mot et chaque dessin ont été particulièrement travaillés et choisis pour ne pas pervertir l’histoire : « on n’avait quelques témoignages des élèves qui ont raconté les cours de Samuel Paty, mais on ne disposait pas d’enregistrement minute par minute. On a dû recréer des dialogues et une ambiance au sein de l’établissement. On a même fait tout relire par des profs extérieurs à cette affaire pour coller au mieux à la manière dont on parle dans un établissement scolaire. On nous a dit par exemple que souvent, on s’interpelle par les noms de famille en salle des profs. Finalement, on a tranché et décidé de nommer les différents acteurs par leur prénom. Bien sûr, Certains sont anonymisés, mais on a eu le souhait de coller le plus possible à la réalité du collège. »

« Sur les conseils de Bearboz, j’ai opté pour un travail sur tablette. Mes storyboards et croquis étaient jetés sur papier, mais le reste a été réalisé avec l’outil numérique. Mes planches ont ensuite été colorisées par Mathilda qui avait réalisé un magnifique travail sur l’album "Les Algues vertes". Elle a travaillé de façon autonome et son parti pris des couleurs est super intéressant. Elle a beaucoup apporté à l’ouvrage », confie Guy Le Besnerais. Un travail réalisé en totale symbiose entre les auteurs et Clarisse Cohen, évoluant toujours sur le fil, toujours pressés par le temps.

Cependant, quand l’imprévu arrive, comme récupérer in extremis le témoignage capital d’une maman d’élève, ces derniers n’ont pas hésité à modifier entièrement une planche pour faire intervenir cette nouvelle protagoniste dans l’histoire, à quelques jours de la deadline de parution.

Un prof ordinaire devenu extraordinaire par la force des choses

« Samuel Paty, c’était un prof ordinaire que le sort a rendu extraordinaire. C’est un prof qui faisait un cours comme il en faisait depuis des années. Nous n’avons ni voulu le glorifier, ni faire de ce livre une hagiographie. On a retracé l’histoire de la façon la plus objective possible  », estime Valérie Igounet. Elle précise que la veille de cet entretien elle s’est rendue avec Guy dans un bar parisien pour remettre en mains propres l’ouvrage à certains qui y avaient participé : « Ils nous ont confirmé qu’ils restaient actifs pour défendre la mémoire de Samuel Paty  ». Une parente d’élève de confession musulmane dont l’enfant avaient comme enseignant Samuel Paty s’est jointe à ce combat pour la défense de la démocratie et des valeurs de la République.

Certains enseignants n’ont pas souhaité répondre aux questions des auteurs, d’autres l’ont fait puis se sont rétractés. Des failles ? Il y en a eu, mais contrairement à d’autres productions sur le sujet, les deux auteurs expriment leur volonté de ne juger ni condamner personne : « La situation a été tellement inédite qu’on peut comprendre que l’Institution n’ait pas su la gérer au mieux. Mais, comment pouvait-on, ne serait-ce qu’à un moment, imaginer une telle issue ? ».

« Le crayon, c’est l’outil du professeur, s’il est noir, il peut être indélébile, mais s’il s’agit d’un crayon de papier, tout peut s’effacer. Aux lendemains des attentats de "Charlie Hebdo", j’ai été marquée par cette image d’un manifestant. Elle a fait le tour du monde. Il portait un crayon géant avec le mot liberté écrit dessus. Il m’a rappelé La Liberté guidant le peuple de Delacroix …  ». Il y a tant de symbolisme dans le titre de l’ouvrage. Le Noir, société et symbolique 1815-1995. Mémoire de recherche d’un apprenti historien est le sujet du mémoire de maitrise de Samuel Paty. Il n’était pas question cependant de réaliser un album en noir et blanc. Ça aurait ressemblé à une série policière de fiction.


Garder l’espoir en une jeunesse qui s’engage

Une silhouette, presque fantomatique, se détache d’une couverture à fond noir. C’est celle du professeur martyr qui guide, tel un chef d’orchestre, la baguette à la main, un chœur d’enfants curieux, joyeux et participatifs. La couleur noire tend à disparaitre. Du moins, elle n’apparaît que par toutes petites touches noir bleuté dans tout l’album, jusqu’aux terribles planches qui représentent l’assassinat de façon très pudique.

La couleur revient ensuite progressivement, la clarté se fait plus vive, presque éblouissante. Elle accompagne le lecteur vers l’apothéose, là où tout a commencé, dans la cour de la Sorbonne. Les adultes ne sont plus là, le groupe d’enfants est seul, autonome maintenant. L’angoisse disparaît, l’espoir est revenu. « On se demandait comment on allait terminer le livre, finissent par avouer les deux auteurs, et le 15 octobre 2022, nous avons assisté à la remise du Prix Samuel Paty, initié par l’Association de Professeurs d’Histoire et de Géographie. On y a vu des classes fières de recevoir leur prix ; des élèves si honorés d’avoir travaillé et d’être récompensés. C’était très troublant, mais si magique. À 15, 16 ou 17 ans, brandir ce prix et ces bouquins qu’ils avaient gagnés, c’était vraiment synonyme d’un espoir formidable. »

Dans ce monde où la parole est devenue si libre et où les pires idéologies circulent sur les réseaux sociaux, il faut garder espoir. C’est effectivement bien dans cette jeunesse que réside un futur meilleur. Et si baptiser des salles de classe du nom de Samuel Paty et lui rendre hommage dans les établissements scolaires tous les 16 octobre c’est important, il faut aussi développer les initiatives comme celle de l’APHG, car « ce prix est une bonne façon de commémorer, sans être dans la commémoration pure, mais dans la vie ».

Voir en ligne : Le site des éditions Studiofact

(par Romain BLANDRE)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782958292782

Crayon noir. Samuel Paty Histoire d’un prof - Par Valérie Igounet et Guy Le Besnerais - Ed. Studiofact

Propos recueillis en visio-conférence le vendredi 29 septembre dernier, une semaine tout juste avant la sortie en librairie de "Crayon Noir. Samuel Paty, histoire d’un prof."

Studiofact ✍ Valérie Igounet ✏️ Guy Le Besnerais. Bande dessinée du réel France Marché de la BD : Faits & chiffres
 
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