A douze ans, vous lisez la théorie de la relativité d’Einstein, et vous écrivez à Enzo Ferrari pour qu’il vous engage comme designer automobile… On peut dire que vous n’aviez pas froid aux yeux !
C’est toute une histoire. Vers l’âge de dix ou douze ans, je me suis demandé ce que j’allais faire de ma vie. J’ai passé en revue les métiers, en commençant par les choses que j’aimais bien. D’abord, j’ai rencontré le poète Maurice Carême. J’écrivais des poésies noires illustrées, je les lui ai soumises. Sa réponse a été cinglante, il avait souligné toutes les fautes d’orthographe en rouge. J’ai été vexé, et ça a coupé court ma carrière de poète ! Mon père était abonné à Science et Vie, et dans un numéro spécial automobile, j’ai trouvé l’adresse de l’usine Ferrari. J’ai préparé tout un dossier que j’ai adressé au Dottore Enzo Ferrari, sur du papier à en-tête de mon père qui était médecin. J’ai pensé qu’entre collègues, il me donnerait un coup de pouce ! [1] J’ai eu une réponse polie, qui me recommandait quelques écoles de design en Italie. J’ai fait le coup à d’autres, comme des compagnies aériennes, ça m’a permis d’amasser beaucoup de documentation, chose que j’ai aimé faire durant toute ma carrière.
Toujours dans mon souci de documentation et de me choisir un métier, je suis allé m’inscrire à la bibliothèque de Mons, et j’ai choisi de lire la théorie de la relativité d’Albert Einstein. Le bibliothécaire m’a regardé avec des grands yeux, en me demandant si je ne préférais pas lire Jules Verne ou Alexandre Dumas. Je lui ai répondu que non, je voulais lire Einstein. J’ai entamé le bouquin. J’ai analysé les dessins explicatifs, je les ai recopiés, mais quand j’ai ramené le livre, j’ai du avouer au brave bibliothécaire que je n’avais pas tout compris !
Je laissais là ma vocation de génie scientifique !
Dès l’enfance, vous avez donc le goût du dessin ?
Là où j’habitais enfant, à Erquelinnes, il y avait une librairie en face de la maison familiale. En vitrine, dans les années cinquante, on trouvait Tintin en Amérique, Spirou et les Chapeau Noirs,… Je voyais ces albums tous les matins. Ca me plaisait ! Alors, je me mettais à dessiner, en imaginant des couvertures d’albums inédits que je collais ensuite à la fenêtre. Je pensais que, comme à la librairie d’en face, quelqu’un viendrait me demander ce que racontait cette histoire…
Le dessin vous amène–t-il à entreprendre des études d’art ? Après l’épisode scientifique, après l’épisode designer…
Non pas immédiatemment, je termine mon parcours scolaire classique à l’Athénée de Morlanwelz. Je suis les cours de grec. J’écoute, mais je dessine beaucoup dans les marges. Mon professeur conseille alors à mon père de m’inscrire dans une école artistique. Je passe par Saint-Luc à Mons. Il y a quelques cours de fusain ou d’histoire de l’art, mais c’est surtout des maths, des maths et encore des maths. Je pars donc pour Thuin, où je joue beaucoup de musique, mais dessine peu. Je m’inscris de moi même à l’Académie des Beaux-Arts de Mons, sous la direction du peintre Camus. C’est bien tenu. Mais je reste frustré au niveau du dessin et de l’illustration. Je veux faire de la bande dessinée ou du dessin animé. Je dois dire que j’aurais vraiment voulu faire du dessin animé, mais malheureusement, je suis né dans un pays où il n’y avait pas de structure. Malgré tout, j’ai persévéré, mais à chaque fois que je me présentais dans un studio, il fermait ! Je finirai par me dire que c’est moi qui porte la poisse !
Alors, je trouve une autre école à Bruxelles, le C.A.D., où se donne un cours de bande dessinée et d’illustration. Là, je fais la connaissance d’un employé du journal Tintin qui s’appelait Goossens si ma mémoire est bonne. Son apport est très instructif. Il nous montre des documents, il vient au cours avec des planches originales de Tibet, ou d’autres auteurs. J’observe, j’apprends l’ABC du métier : faire des perspectives, tracer des lettres, les proportions, le mouvement,… Lors de mon jury de fin d’études, Dino Attanasio repère mon boulot, et me propose de devenir son assistant.
Dans ce rôle d’assistant, vous avez l’impression d’apprendre votre métier ?
Oui, parce que peu à peu je m’affranchis. Au début, je trace des cadres, puis des décors, puis de la couleur,… En 1967, j’écris le scénario d’une histoire de Modeste et Pompom de sept pages : Alerte soucoupe. J’ai ensuite de nombreux problèmes personnels, et ça met un coup d’arrêt.
J’ai écrit beaucoup de mini-récits pour Spirou, mais systématiquement, on me les refusait. Un jour, je reçois un coup de fil de Monsieur Dupuis en personne. Je pensais que ç’était pour me commander un mini-récit, mais non.Il m’annonce que Peyo cherche un collaborateur pour son studio, et qu’il pense que je peux convenir.
Le début de l’aventure avec le studio Peyo, c’est un moment important pour vous je suppose ?
On travaillait énormément, parfois des nuits entières avec Peyo. Disons, que le début de la fin, ça a été au moment où il a dû se plonger corps et âme dans les dessins animés des Schtroumpfs pour Hanna-Barbera. Là, il a dû délaisser le studio. Il nous a demandé d’essayer de nous débrouiller par nous-mêmes, car il ne pouvait plus alimenter le studio.
C’est également, durant cette période que vous rencontrez un de vos meilleurs amis : François Walthéry…
Oui, on est tout le temps ensemble. Lui vit la semaine dans une chambre chez une vieille logeuse, et repart à Cheratte le week-end. Moi, j’habite dans un petit kot pas loin du studio. Du lundi au vendredi, on est donc ensemble matin, midi et soir. Au moment où Peyo doit lever le pied, François a déjà créé Natacha, moi je débute dans le journal Tintin.
Alors, qu’est-ce qui vous amène à imaginer le Docteur Poche ? Le fait que votre papa était médecin ?
Disons que mon père était passionné par la biologie, un peu par la musique, mais tout ce qui est littérature, art,… Il n’y connaissait rien. C’était la guerre, il avait autre chose à faire, notamment finir ses études ! Mais il y a toujours eu des livres chez moi. Enfant, j’ai été souvent fort malade, donc je passais des jours entier dans mon petit lit à lire. Rapidement ça me passionne, et par la suite, je dévorerai des bibliothèques entières dans tous les villages alentour.
Vos nombreuses lectures d’enfance sont donc un terreau pour la création du personnage ?
Oui, certainement. Mais, je repars également de certaines idées utilisées dans Monsieur Bonhomme qui paraît dans Tintin. J’imagine la première histoire « Il est minuit Docteur Poche » en reprenant le principe d’objets qui s’animent la nuit…
La manière dont vous dessinez tranche vraiment avec ce qui se fait à ce moment-là, quel accueil a votre album ?
Quand « Il minuit Docteur Poche » paraît dans Spirou, il y a gens qui écrivent à la rédaction pour se plaindre que ça ne ressemblait pas à Franquin, à Peyo ou à Roba,… Sans se désemparer, Thierry Martens, le rédacteur en chef, a pris sa plume pour défendre la série. Mais il faudra quand même un certain temps pour que les gens s’y habituent…
Lorsque l’on voit le dessin nerveux et hachuré de toute une génération d’auteurs apparus dans les années 2000, on se dit que quelque part, vous étiez en avance sur votre temps !
Non, moi je n’ai pas fait exprès, je dessinais comme ça et puis c’est tout. Je pense surtout que je n’aurais pas réussi à faire autre chose !
A propos de votre dessin, Franquin ne tarissait pas d’éloge, puisqu’il a déclaré vouloir dessiner comme vous…
Il avait fait ça pour m’aider, mais c’était un cadeau empoisonné. Ca a suscité des jalousies de collègues, dont on taira les noms (Rires).
Vous vous entendiez bien avec Franquin ? Vous étiez copains ?
Pas copain, non. Pour moi, c’était un modèle, c’était Monsieur Franquin. Par contre, il m’a rendu service à quelques occasions. Notamment quand j’ai été fort malade et que je me suis retrouvé à l’hôpital. Au réveil, il était à mon chevet. C’était un gars surprenant, comme ça !
Quand il y a eu un premier projet pour faire un dessin animé avec le Marsupilami, il avait réuni une équipe dont j’ai fait partie. Malheureusement, ça n’est pas allé plus loin, car les producteurs américains sur ce projet étaient vraiment stupides.
Encore un rendez-vous manqué avec le dessin animé pour vous !
Oui, je n’aurai que ça. Plus tard, Yvan Delporte me demandera des croquis les Tifous. J’ai fait des décors, une petite maison, un kiosque, des instruments de musique. Mais je n’ai plus jamais eu aucune nouvelle, je ne sais pas ce que sont devenus ces dessins…
Vous gardez toujours du plaisir à dessiner ? Est-ce que vous faites partie de la famille des dessinateurs compulsifs qui dessinent tous les jours ?
Oui, quand je suis entre deux trucs, je dessine tout le temps, j’ai toujours des dessins sur le feu que des lecteurs m’ont demandé.
En vacances ou en balade, vous avez toujours un carnet de dessin dans la poche ?
J’ai fait ça un peu à une époque, mais bon, on a tous des appareils photo maintenant ! Par contre je cherche beaucoup de documents autour de moi. Ca me passionne. Je pense que j’aurais pu être bibliothécaire ou documentaliste. Je rêve à partir du document trouvé, ça met mon imagination en marche. Quelqu’un m’a d’ailleurs dit un jour que je faisais des histoires de Jeannette Pointu pour utiliser mes documents ! Ca n’est pas complètement faux !(Rires)
Dans Docteur Poche, vous avez embrassé plein de genres : il y a des épisodes fantastiques, d’autres plus poétiques, d’autres encore plus axés sur l’aventure…
Oui, je pense que ce n’était pas forcément bon pour la série d’ailleurs… Comme je menais en même temps Gil & Georges et Jeannette Pointu, le Docteur Poche était un peu négligé. Le nouveau rédacteur en chef, Philippe Vandooren, voulait rappeler aux lecteurs de Spirou l’existence du Docteur, mais il était plus intéressé par des gags en une page. Je trouve que ça ne convenait pas tellement au Docteur Poche. A faire le comique, il perdait son rôle… Ca n’était pas une bonne idée, et d’ailleurs l’album Gags en Poche marchera beaucoup moins.
Comment avez-vous créé les aventures de Jeannette Pointu ? Dans cette série, on retrouve votre goût pour la documentation, une volonté didactique et puis mettre une femme de caractère au premier rôle, ça n’était pas courant…
J’ai toujours eu envie qu’on découvre des choses dans mes histoires. J’essayais de ne pas être trop didactique pour ne pas ennuyer mes lecteurs. En faisant Jeannette Pointu, j’espérais qu’on ressorte de mes albums en ayant fait des découvertes. Mais, pour répondre précisément à votre question, un jour, un journaliste de La Vie est venu me voir à Angoulême, il me proposait de réaliser une bande dessinée concernant l’information, et de manière plus générale, le métier de journaliste. C’est ainsi qu’a commencé la série Jeannette Pointu, avec l’album Le Dragon Vert.
Ca n’a pas été simple de me retrouver dans une série où je devais amener mon dessin vers plus de réalisme. Ca m’a pris un moment avant de trouver mes marques dans le semi-réalisme. Monsieur Dupuis a appris que je travaillais sur ce projet pour un autre journal, il s’est fâché et a absolument voulu récupérer la série. Du coup, la première aventure de Jeannette Pointu sera imaginée en 60 planches, soit le rythme hebdomadaire de La Vie qui m’avait commandé cette histoire, avant d’être remontée en album de 44 planches chez Dupuis. Tout d’abord, dans la petite collection brochée « Carte Blanche à… », puis un peu plus tard dans une collection cartonnée dédiée à la série. C’est pour cela que Le Dragon Vert portait le numéro 3 !?
Enfin... Ces problèmes de numérotation, c’est un peu un running gag chez Dupuis depuis Gaston Lagaffe et le fameux numéro 5 !
En définitive, Jeannette était le personnage idéal par rapport à votre goût pour la documentation ?
Ah oui, complètement.
Pourquoi a-t-on du attendre aussi longtemps pour que le Docteur Poche connaisse une nouvelle existence avec cette splendide intégrale ?
Ca c’est l’aventure de l’édition ! Un jour, on ne veut plus du Docteur Poche, qui s’arrête au numéro 9. Puis, je réponds à la demande de Casterman qui me demande d’en réaliser d’autres mais pour les enfants. J’en fais cinq. Il y a certains épisodes dont je suis fier comme Docteur Poche et les Coccinelles. C’est ainsi depuis toujours, quand il y a un changement d’équipe éditoriale, on fait table rase ! Il se trouve que la nouvelle équipe dirigée par Sergio Honorez réédite beaucoup d’anciens albums en intégrale : Spirou, Tif et Tondu, Natacha, Gil Jourdan,… Et ils se sont rendu compte que les articles de presse concernant ces recueils se terminaient bien souvent par « A quand le tour d’Isabelle de Will ou du Docteur Poche de Wasterlain ? »… Ca a pris du temps à faire son cheminement, mais je crois que je peux remercier les journalistes qui s’occupent des rubriques livres !
L’intégrale reprendra uniquement les albums Dupuis, pas ceux de chez Casterman ?
Oui, il y aura trois volumes, avec des bonus. Disons que malheureusement, les aléas de ma vie (divorce, déménagement) ont fait que je n’ai pas gardé autant de documents et photos que mon ami Walthéry par exemple, dont les intégrales Natacha sont remplies d’archives passionnantes.
Il faut souligner l’existence de « Quatrième de couv’ » le fanzine semestriel que publie l’association « Les Amis de Marc Wasterlain ». Cette revue regorge d’informations sur vous. Tous les dessinateurs n’ont pas la chance d’avoir un magazine qui leur est consacré !
Oui, c’est vrai que quelques membres de l’association ont fourni des documents pour l’intégrale Docteur Poche. Ils sont remerciés pour cela !
Beaucoup de jeunes auteurs admirent le Docteur Poche, et le citent encore aujourd’hui parmi leurs influences ? Ca vous fait plaisir d’avoir des héritiers en BD ?
Qu’est-ce que je peux répondre à ça ? Ca fait plaisir, oui, mais j’ai connu des moments où j’étais vraiment seul. Vous savez, quand la santé est chancelante, on est vite abandonné.
Votre atelier est rempli de dessins, l’intégrale Docteur Poche est en librairie, ça doit vous donner de l’énergie pour les futurs projets ?
Oui je me replonge avec plaisir dans des histoires de Docteur Poche, je publie chez Mosquito Les Pixels que j’avais dessiné à la demande de François Corteggiani qui était le rédacteur en chef de feu Pif Gadget. Il y a du matériel pour un deuxième album qui s’appellera Les Pixels et les Robots. Je continue aussi à m’occuper de la revue « Quatrième de Couv’ » où je peux m’amuser à publier des inédits. Il y aussi beaucoup d’intérêt pour l’univers de La Planète des Chats, qui sait, peut-être que ça donnera quelque chose…
(par Morgan Di Salvia)
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[1] délicieux quiproquo, en Italie, le terme Dottore est attibué à ceux qui possèdent un Master universitaire
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