Connaissez-vous la création sous contrainte ? Elle consiste à s’édicter une règle, une contrainte et d’en faire un exercice de style. Georges Perec, par exemple, dans son roman La Disparition, s’est donné comme contrainte d’écrire un livre entier sans l’usage de la lettre « e ». Les Surréalistes comme les membres de l’Oulipo (Ouvrir de Littérature Potentielle), se sont imposés de telles règles dans leur travaux littéraires.
Dans la bande dessinée, les membres de l’OuBaPo se sont donnés ce même genre de contrainte : dans TNT en Amérique, (L’Ampoule, 2002), Jochen Gerner réinterprétait Tintin en Amérique d’Hergé : toutes les images étaient caviardées pour ne plus laisser que textes et symboles. Étienne Lécroart a multiplié à l’Association ou chez Fluide Glacial les ouvrages aux contraintes multiples : palindrome, itération, plurilecturabilité, hybridation, réinterprétation voire réappropriation graphique.
Mais le procédé n’est pas neuf : au début du XIXe siècle le Japonais Katsushika Hokusaï, à qui certains historiens attribuent l’invention du mot « manga » pour désigner une forme de dessin humoristique, fait une série d’estampes intitulées « 36 Vues du Mont-Fuji » (1831, en réalité il y a 46 estampes) qui sont parmi les plus connues au monde, notamment La Grande Vague de Kanagawa. Perdu dans chaque dessin -façon Où est Charlie ?- ou se situant parfois à l’avant-plan, l’auteur se donnait comme contrainte de dessiner le Mont Fuji dans chacune de ses scènes. Ce sont parmi les plus belles images du XIXe siècle.
Une succession de successeurs
Subjugué par cette suite, le dessinateur français Henry Rivière (1864-1951) a créé en 1902 « Trente-Six Vues de la Tour Eiffel ». Le monument parisien devait être détruit après l’Exposition universelle de 1889 mais avait été maintenu. Rivière contribua à le mythifier.
Et l’exercice se prolonge jusqu’à aujourd’hui puisqu’André Juillard, le sublime dessinateur des 7 Vies de l’Épervier, de Plumes aux vents, du Cahier bleu ou de Blake et Mortimer, a décidé de rendre hommage à cette suite d’Henry Rivière. Sous l’impulsion du galeriste Christian Desbois, il dessine ses propres vues de la Tour Eiffel où l’on voit le monument de chez lui, de la chambre de Guillaume Apollinaire, du jardin de la Maison de Balzac, de la rue Lamarck, des Ponts de la seine…
Avec à chaque fois ce point commun partagé avec Rivière et Hokusaï : un regard précis, serein, dépouillé mais curieux aussi, dans le sens qu’il s’intéresse au détail, dans un trait que l’on pourrait qualifier de ligne claire, nette d’un bout à l’autre dans et qui confirme la longue filiation entre l’estampe japonaise, le trait d’Hergé et cette génération de la ligne claire qui vient après celle de d’Edgar-Pierre Jacobs et Jacques Martin.
C’est beau, édité avec soin, par Locus Solus, un valeureux petit éditeur breton. La Bretagne, pays qu’Henry Rivière aimait dessiner et où réside André Juillard de son côté. Il n’y a pas de hasard.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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