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Comment les libraires BD sont en train de perdre le marché des bibliophiles [PODCAST]

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 28 juillet 2022                      Lien  
Elles sont de plus en plus nombreuses dans nos villes, les librairies spécialisées en BD, et leur chiffre d’affaires progresse d’année en année. Mais, en pointe naguère pour défendre la petite édition indépendante et les collectors pour bibliophiles, les « spé BD » sont en train de perdre cette position car les petits éditeurs préfèrent désormais se passer de diffuseur / distributeur et privilégient les salons de BD de province et le financement participatif qui favorisent davantage le contact direct avec les acheteurs. Nous avons rencontré Jean-Marc Pinon de BD Empher qui nous raconte ce phénomène.

Jadis, la collection était au cœur du métier de libraire spécialisé en BD qui, seuls, savaient s’adresser aux bibliophiles passionnés. Normal : la collection exige un certain niveau de connaissance et les libraires en sont parmi les meilleurs transmetteurs.

À la fin des années 1970, on avait vu fleurir les premiers « tirages de tête » numérotés et signés, des ouvrages édités avec passion. Souvent, ces objets (ouvrages à tirage limité, portfolios, objets…) étaient le fait de « libraires-éditeurs ».

Et puis, la BD est devenue une chose commerciale indexée au « scoring » des statistiques. Les titres qui triomphaient jadis en grandes surfaces se sont rabattus en quelques années sur le premier niveau de librairie, et la bibliophilie a été intégrée progressivement dans les pratiques marketing des grandes maisons. Il n’y a plus d’ouvrage un peu notoire qui n’ait sa version à tirage limité, numérotée et signée, et ses ex-libris obligés, goodies dispensés par les libraires constitués en groupements comme Canal BD par exemple. En clair, leur caractère un peu exclusif a disparu, c’est devenu quasiment une habitude commerciale.

Dans ce petit jeu évidemment, les « grandes signatures » tirent leur épingle du jeu. La qualité artistique d’un Tardi ou d’un Bilal, jadis mise en valeur par des galeristes (comme les regrettés Christian Desbois ou Jean-Marie Derscheid) et par des petites structures capables de faire des objets soignés (Futuropolis…) les protège contre une marchandisation automatique et quelque peu vulgaire. Aujourd’hui, ces pratiques sont le fait d’auteurs émergents ou de collectionneurs passionnés soucieux de faire redécouvrir le patrimoine.

Une nouvelle forme de bibliophilie

Ces dernières années, le financement participatif (le crowdfunding de nos amis anglophones) a été l’un des principaux vecteurs du développement de la bibliophilie. Le procédé n’est pas bien neuf : c’est le bon vieux système de la souscription qui rassemble une communauté (amis de l’auteur, amateurs en tous genre) autour du financement d’un projet. Les « livres de peintre » du galeriste Ambroise Vollard (1866-1939) ne faisaient pas autre chose. Pénélope Bagieu ou Boulet ont pu lever des sommes importantes pour réaliser leurs projets.

Les grands éditeurs ont emboîté le pas et il n’est pas surprenant de voir un groupe comme Média-Participations appliquer cette méthode pour rendre possible des publications qui leur sembleraient hasardeuses. On intègre le fait que le financement participatif n’est pas seulement le moyen de préfinancer une publication, mais aussi de constituer un club d’acheteurs fidèles qui garantiraient toutes les publications à venir d’un auteur, d’une série, d’un label. Les débuts d’un éditeur comme L’Association participaient de cette méthode. Les premières publications sont d’ailleurs souvent très rares et très recherchées. De nouveaux éditeurs, comme les éditions Inukshuk de Lille ont créé un club de collectionneurs et se passent pratiquement de diffuseur.

Comment les libraires BD sont en train de perdre le marché des bibliophiles [PODCAST]
Philippe Zytka des éditions Inukshuk au Festival BD de Dieppe. Il a constitué un club de collectionneurs qui finance ses publications.
Photo : D. Pasamonik (L’Agence BD)

L’entretien que nous avons eu avec Jean-Marc Pinon, le patron du petit label BD Empher, fait le constat de cette évolution. Nous avons ici l’exemple typique de cette génération de « collectionneurs-éditeurs » qui ont pu fédérer une communauté autour de leur passion et qui se passent -à quelques exceptions amicales près- du circuit de la librairie.

Le modèle économique s’appuie désormais sur les festivals (Angoulême, certes, mais surtout bon nombre de petits festivals de province moins chers et tout aussi fréquentés par les collectionneurs), le crowdfunding et un « club » d’acheteurs fidèles entretenus par les réseaux sociaux. Cela permet des publications d’une haute sophistication comme ce « coffret d’art » autour du Triangle secret de Didier Convard, André Juillard et tous les auteurs qui ont contribué à cette série best-seller.

L’ouvrage s’intitule "Le Testament du fou" et comprend l’intégralité des sept albums du Triangle secret et les quatre albums d’I.N.R.I, imprimés en noir et blanc, accompagnés d’un cahier de croquis de cinq auteurs ayant participé aux différents albums, en ce compris les onze couvertures d’André Juillard en couleurs, ainsi que la reproduction de trois enluminures et onze pages de textes calligraphiés avec lettrines issues du roman de Didier Convard, Les Cinq Chevaliers de Jésus.

Didier Convard tenant en main l’édition issue du "Triangle secret", édité par les éditions BD Empher. Réalisé sur mesure par une série d’artisans, il demande un an pour la fabrication. Tiré à 33 exemplaires, cet "ouvrage d’art" coûte entre 15 000 et 18 000 € ! Il s’intitule : "Le Testament du fou". Qui est fou ?
Photo : BD Empher.
L’ouvrage accompagné de ses nombreux "bonus" sur son lutrin de merisier.
Photo : BD Empher.

L’ensemble des cahiers est cousu à la main, inséré dans une reliure plein cuir, le tout confectionné par un maître-relieur. Sous le livre et à l’intérieur du coffret, un tiroir secret dans lequel vous ne trouverez rien moins que la reproduction de l’anneau qui ouvre le tombeau de Jésus que l’on découvre dans I.N.R.I. ! Il est en bronze massif coulé par la Monnaie de Paris. En dessous de cet anneau, les cinq bagues des chevaliers champenois partis en Terre sainte à la recherche du Suaire de Thomas. Ces cinq bagues contiennent chacune un des signes du Suaire. S’ajoute à destination des souscripteurs du projet un lutrin de table permettant de poser le coffret avec sigle de la BD du Triangle secret.

L’objet est tiré à seulement 33 exemplaires (symbole de l’âge du Christ…) Le prix : « entre 15 000 et 18 000 € », selon l’option. Ce n’est évidemment pas pour toutes les bourses...

Il sera possible d’acheter le livre seul, l’anneau, ou les bagues séparément, mais seulement pour sept exemplaires. Détail important : la fabrication, qui est réalisée par différents artisans, va durer un an ! L’ouvrage est quasi épuisé et on comprend facilement, dans ces circonstances, que les libraires ne soient pas sollicités.

Il reste que tout un pan de la collection est en train de leur échapper. Débordés par le flux des nouveautés, ils risquent de ne plus avoir la même pertinence dans la transmission de la passion de la BD que naguère. Qu’en pensez-vous ?

Le dessinateur Jérémy tenant en main un exemplaire des Chevaliers d’Héliopolis sur le stand de BD Empher au Festival BD de Dieppe.
Photo : D. Pasamonik (L’Agence BD)

Voir en ligne : Le site de BD Empher

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

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