Qui a peur de l’IA ? Bon nombre d’acteurs de l’édition semble-t-il, y compris dans le domaine de la bande dessinée. Ils marquent une profonde appréhension vis-à-vis de l’Intelligence Articielle (IA) utilisée dans la création. Cela fait plusieurs mois maintenant, nous vous l’avons raconté, que des applications comme Chat GPT, pour l’information, ou Midjourney pour l’illustration, parmi les milliers d’applications qui se développent dans tous les domaines, infusent dans nos vies quotidiennes, touchant tous les secteurs, de l’informatique à la robotique, de l’enseignement à la production cinématographique, de la politique à la guerre si l’on pense à la guerre des trolls que mènent les belligérants en Ukraine. C’est dire si dès aujourd’hui l’IA influence nos vies.
Un « plagiat industriel »
Avec l’arrivée de Midjourney et Stability AI dans la production du dessin, des applications qui ont déjà plus de 10 millions d’utilisateurs réguliers, nous nous trouvons devant un phénomène nouveau : ces IA ont constitué des bases de données d’images aspirées sur tous les datas visuels disponibles en ligne et sont susceptibles de créer de nouvelles images par l’intermédiaire de « prompts » (requêtes) précises : si vous demandez à Midjourney de vous produire un portrait d’Emmanuel Macron avec un bonnet de schtroumpf, c’est généré en une micro-seconde. C’est possible aussi pour un texte, un scénario, une voix. Avec le risque d’une multiplication de fraudes en tous genres (les fameux deepfakes).
Une industrialisation de la citation ou de l’emprunt constitue, selon leurs détracteurs, un pillage systématique, un « plagiat industriel ». En clair, si vous êtes auteur, la substance de votre création peut être recyclée de cette façon sans que vous ne puissiez prétendre, pour l’instant, à la moindre rémunération ou à l’interdiction de leur usage.
Cela va loin : on peut désormais générer des dessins et des BD « à la manière de… » Ainsi, le génial Kim Jung-Gi était-il à peine décédé que le studio 5You produisait grâce à l’IA des « erzatz » de dessins « à la Kim Jung-Gi » qui demandent un œil exercé pour les distinguer de l’original.
Hi ! I just trained a model to draw in the style of the late Kim Jung Gi, as an hommage.
I'm fairly happy with the results, given how complicated is his style.
Hope you like it, feel free to use it by yourself (credit plz) :https://t.co/M0RQ5YJ3Tv#KimJungGi #stablediffusion pic.twitter.com/U8qn1YypTd
— 🧛♂️𝟝𝖄𝖔𝖚 (@BG_5you) October 6, 2022
Ainsi aussi, les ayants droits du « Dieu des mangas », Osamu Tezuka, décédé en 1989, ont annoncé la production de nouveaux épisodes de sa bande dessinée Black Jack avec l’aide de l’IA, en association avec l’université de Keio. « Le système d’IA a appris les structures de l’histoire, les dialogues et les personnages de la série originale de 1973, qui comptait plus de 200 épisodes réalisés en dix ans » explique le média nippon NHK.. Ce qui s’apparente comme un « coup de pub » pour célébrer les 50 ans du personnage, suscite néanmoins le malaise.
『ブラック・ジャック』今秋、新作公開❗
「AI×手塚治虫」プロジェクトが挑戦手塚眞氏が説明
「AIを漫画家にする研究ではなく、人間のクリエーターをAIがサポートする研究」🔻AIが生成したブラック・ジャックhttps://t.co/7CxcEal3v7#ブラック・ジャック #ブラックジャック #手塚眞 #TEZUKA2023 pic.twitter.com/evOQbXlash
— ORICON NEWS(オリコンニュース) (@oricon) June 12, 2023
Un malaise ressenti aussi dans la reprise, essuyant l’hostilité d’Isabelle Franquin, la détentrice du droit moral, du personnage de Gaston par Delaf chez Dupuis qui, s’appuyant selon l’aveu du dessinateur canadien, sur une base de données de dessins de Franquin afin de rester le plus proche possible de l’œuvre originale, repose en fait sur le même procédé que Midjourney, à la différence que Dupuis, le détenteur du copyright, comme dans le cas de Tezuka, en est le promoteur.
Qu’en penser ? Déjà, les « classiques », largement amortis par leurs éditeurs depuis des années ou tombés dans le domaine public, représentent une concurrence pesante pour les nouveaux créateurs. La tendance du secteur consiste aussi, pour les grands groupes, à créer des marques-propriétaires (Marvel, Batman, Spirou…) qui aboutissent à minorer le droit des auteurs dans la domaine ultra-lucratif des usages dérivés (cinématographiques, vidéoludiques, etc.) Les nouvelles productions sont de plus en plus soumises à des algorithmes sollicités par les distributeurs qui optimisent, à la manière de Netflix ou de Disney+, l’appétence des consommateurs selon le profil récolté dans les datas.
Face à cette situation, les auteurs, dans un premier temps sidérés, ne manquent pas de réagir. Au début de cette année, une plainte pour « plagiat » a été déposée aux Etats-Unis pour réglementer ces usages. Un combat qui s’annonce très disputé. La grève des acteurs d’Hollywood a la même origine si l’on y réfléchit bien : elle dénonce l’exigence des producteurs de pouvoir disposer à leur guise du physique et de la voix des acteurs qu’ils engagent : l’IA étant désormais capable de générer des images et des voix parfaitement crédibles au cas où leur contrat venait à être interrompu.
Un auteur « censuré »...
En France, la crispation est à son comble depuis qu’un auteur de bande dessinée reconnu, Thierry Murat, a utilisé ouvertement l’IA pour créer un nouvel album, un ouvrage, Initial_A, qui est à la fois une exploration du futur et une réflexion sur l’IA, justement : « Le sujet de ce livre et l’arrivée de Midjourney au moment même de le réaliser ont provoqué un élan créatif inédit, s’enthousiasme l’auteur. Entre terreur et émerveillement, il teste l’outil. Il cherche... prompte de nombreuses images pour finalement trouver une écriture graphique singulière afin de réaliser ce livre avec cet outil qui semble arrivé tout droit du futur . »
Voire. Alors qu’il était signé chez un grand éditeur, album achevé et à-valoir intégralement versé, ce dernier, sous la pression de directeurs de collection et d’auteurs-maison, a purement et simplement renoncé au projet !
Sur les forums, les détracteurs les plus virulents au projet sont les propres collègues du dessinateur, ce qui ne manque pas de l’offusquer. Lui qui voyait dans l’I .A. un outil, comme l’était Photoshop naguère pour le traitement d’images ou la collection de Geographical Magazine que compulsaient Hergé ou Will, ou les séquences de film photographiées à la TV comme le faisait Maurice Tillieux jadis, il n’en revient pas.
Heureusement, l’auteur reprenant ses droits, a réussi, grâce à un financement participatif recueillant 27 000€, à permettre l’édition du livre, ce qui n’a pas empêché la réticence, cette fois, des distributeurs. Qu’importe, il rejoindra la cohorte des auteurs se publiant et se diffusant eux-mêmes grâce à leur propre communauté.
Un éditeur boycotté
Même mésaventure pour l’éditeur breton Locus Solus. Cette fois, il s’agit d’une coédition avec un éditeur universitaire – les Presses Universitaires de Rennes- qui n’avait pas vocation d’éditer des bandes dessinées. L’initiative vient de l’un de ses auteurs, Jiri Benovsky, philosophe spécialisé en métaphysique, en philosophie de l’esprit et en esthétique, collaborateur à l’université de Genève, auteur d’ouvrages philosophiques sur la représentation, sur la photographie et sur le cinéma.
Il n’est pas dessinateur de BD et utilise Midjourney comme « prestataire » graphique, à la fois comme objet esthétique et comme objet d’étude. L’ouvrage a pour titre Mathis et la Forêt des Possibles, une fable fantastique pour lecteurs à partir de 9 ans, dont le jeune héros vit des mésaventures qui vont l’aider à se construire.
Là encore, les réactions sont violentes. Sur certains réseaux sociaux, des auteurs appellent leurs confrères à se détourner de l"éditeur breton en raison de cette publication. Une coédition avec un autre éditeur de bande dessinée est annulée pour le même motif. Éditer l’IA est désormais frappé d’opprobre !
La croisade des ligues d’auteurs
Dans les rares critiques publiées sur l’album, le sujet de l’utilisation de l’IA supplante le projet-même du livre. On se demande en substance s’il était bien urgent de publier cet ouvrage en l’état, alors même que leur usage est vigoureusement contesté par les ligues d’auteurs manifestant pour une régulation restrictive des IA quand ils ne sont pas, comme aux USA, en train d’ester en justice contre leur usage. Ainsi, l’Italie avait-elle brièvement interdit l’usage de Chat GPT sur son territoire avant de le rétablir.
Pour la Ligue des Auteurs Professionnels, c’est clair : « Les IA génératives de textes et d’images fonctionnent en utilisant de manière illicite des contenus protégés au titre du droit de la propriété intellectuelle. Elles constituent une menace extrêmement inquiétante pour les auteurs, les ayants droit et titulaires légitimes de droits. Elles sont et seront à l’origine d’un bouleversement dangereux pour les industries culturelles et créatives. »
Et de pointer les insuffisances réglementaires actuelles, notamment au niveau européen : « Les IA conservent et diffusent des données protégées au titre de la propriété intellectuelle, communique la Ligue. Ces atteintes sont intentionnelles et consubstantielles au système même. Elles ne respectent pas non plus les licences dites “libres de droits”, pas plus que le droit à l’image. »
Les conséquences ? « Une concurrence déloyale envers les artistes humains en profitant directement de leur travail et de leur nom. Elles viennent parasiter le marché en s’accolant de manière indue à la notoriété de celles et ceux qu’elles imitent. »
Pire encore, les usages dérivés de leurs créations dans la communication ou la publicité, parfois source principale pour leurs revenus : « La masse d’images et de texte produits instantanément par IA génère un afflux massif de « créations » qui invisibilise les artistes humains. Créant un effet d’éviction et là encore une perte de revenus. » Leurs créations, sont de ce fait, dévaluées.
Un bouleversement civilisationnel
Conclusion : « Au-delà des artistes, les premières études montrent que l’impact sur l’emploi de ces IA sera très important dans l’ensemble des secteurs. Et on peut s’interroger sur l’impact civilisationnel d’une automatisation de la pensée de la création. »
Évidemment que tout cela n’est pas rassurant. Notre réflexion sur le progrès a toujours été bousculée par les évolutions technologiques. La révolution informatique puis celle de l’Internet ont plus profondément transformé l’humanité en à peine trois générations que durant tous les millénaires passés.
Est-il opportun de s’y opposer ? Au XIXe siècle, l’humanité roulait en calèche ; au XXe comme au XXIe siècle, nous empruntons tous des automobiles, des trains, des avions… L’économiste Joseph Schumpeter avait déjà théorisé en 1942 cet « ouragan perpétuel » qu’est la « destruction créatrice » provoquée par l’innovation. On se souvient de la profession de foi du vieux Jérôme-Nicolas Séchard contre les machines anglaises modernes de Stanhope dans Les Illusions perdues de Balzac. Sa position conservatrice a plutôt précipité la faillite de la petite imprimerie d’Angoulême. Est-on en train de vivre la même chose ? Sans doute.
Ces tensions capitalistiques, corporatistes, mondialisées… changent jusqu’à notre perception du médium : bandes dessinées asiatiques à leurs débuts, les mangas ou les webtoons par exemple, sont devenus des formats universels largement utilisés partout dans le monde, y compris sous nos latitudes. Des combats qui peuvent nous paraître vifs aujourd’hui qui seront peut-être sans objet dans les mois à venir...
Ce qui a changé quand on considère ces phénomènes sur un temps long, c’est leur accélération. Qui avait dit naguère : « Arrêtez le monde, je veux descendre ! » ?Notre génération et celles à venir ont un mandat : que cet arrêt ne soit pas un terminus.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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