À l’heure où les négociations dans le monde du travail se résument désespérément aux bras de fer et aux rapports de force, le SNAC BD [1] a décidé de crever la bulle des relations avec les éditeurs en concentrant ses efforts sur la bande dessinée numérique, dont le modèle économique est encore balbutiant. Six Grand Prix de la ville d’Angoulême (Charles Berberian, Florence Cestac, Régis Loisel, François Schuiten, Joann Sfar et Lewis Trondheim), des mastodontes de la profession (Christophe Arleston, Manu Larcenet, Maëster, Midam, Jean David Morvan, Riad Sattouf et Yann) et quarante autres auteurs tout aussi émérites, ont ainsi apposé leur signature sur un document baptisé « l’appel du numérique ». Une pétition, ou plutôt une remontrance à l’adresse des éditeurs, accusés ici globalement de ne pas associer suffisamment les auteurs aux réflexions sur l’évolution du métier.
Agir avant qu’il ne soit trop tard, c’est le credo des pétitionnaires. « Nous voulons être associés de très près à ce qui sera peut-être demain le moyen de diffusion principal de nos Å“uvres et dont tous, aujourd’hui, ignorent quelle forme il aura. » Alors que les structures se mettent en place et que l’année 2010 voit une augmentation sensible de l’implication des gros éditeurs, les auteurs se sentent exclus de l’organisation d’un nouveau marché dont ils sont pourtant l’un des acteurs principaux.
Un enjeu autant artistique qu’économique
L’enjeu est de taille, et à deux niveaux. D’abord artistique. « Si le livre de bande dessinée numérique est une adaptation du livre (parce qu’on modifie l’organisation des cases, le format, le sens de lecture, qu’on y associe de la publicité) l’auteur devrait avoir un bon à tirer à donner, au cas par cas », précise la pétition. Ensuite économique. La bande dessinée numérique est-elle le résultat d’une cession de droits dérivés ? Est-elle un « livre comme les autres » ? « Pourquoi les rémunérations prévues pour les auteurs sont au bout du compte sans doute au moins deux fois plus basses que dans le livre papier ? Qu’est-ce qui justifie tel ou tel pourcentage de droits proposés aux auteurs, hormis le fait que c’est ce qui arrange le business plan des éditeurs ? Est-ce que les éditeurs vont gagner deux fois moins d’argent ? Est-ce que le travail des auteurs de BD numériques sera deux fois moindre ? » Les réponses à ces questions sont cruciales car elles entraînent des niveaux de rémunération sensiblement différents pour les auteurs.
Face à l’absence de concertation des éditeurs (la généralisation de ce constat à l’ensemble de la profession par la pétition est peut-être réducteur mais l’action syndicale ne s’embarrasse pas de demi-mesures), la revendication des pétitionnaires est simple : « nous voulons la mise en place d’un groupe de travail représentant éditeurs et auteurs sous l’égide du Ministère de la Culture. » Ce groupe aurait la mission de « surveiller et étudier l’évolution du marché du livre de bande dessinée numérique, [pour] identifier les bonnes pratiques, repérer et favoriser des usages équitables, être le garant que l’évolution des techniques soit garantie par une évolution des termes des contrats de cession, que les rémunérations restent proportionnelles au succès de la diffusion et de la consommation de nos Å“uvres, que celles-ci soient adaptées au support de diffusions, à leur évolution, à l’interopérabilité des matériels permettant d’y accéder, etc, etc. »
Un moment bien choisi
La manÅ“uvre tombe à point nommé. D’une part, le Salon du livre de Paris, plus gros rendez-vous de l’édition littéraire francophone, ouvre ses portes vendredi prochain. D’autre part, pendant ce même salon, est annoncé le lancement d’Izneo [2], la plate-forme de vente et de location de BD numériques commune à Dargaud, Dupuis, Lombard, Casterman, Bamboo, Fluide Glacial, Fei, Jungle, Grand Angle, Kana, Lucky Comics et Circonflexe, galaxie représentant 48,3% du marché de la bande dessinée francophone [3] (en attendant peut-être la venue d’autres participants). L’occasion de discussions animées dans les travées du grand hall de la porte de Versailles. Mais également la possibilité de tester la réalité d’un nouveau rapport de force. « Faute de la moindre concertation, prévient en effet la pétition, alors que les éditeurs organisent tranquillement un marché aux formes qui leurs seraient les plus profitables et confortables, nous refusons d’autoriser l’exploitation de nos Å“uvres dans leur format numérique et nous appelons tous les auteurs de bande dessinée et du livre en général à faire de même. » Une menace à prendre au sérieux quand on connaît l’impact médiatique et économique de certains pétitionnaires.
La création d’un véritable syndicat défendant les intérêts des auteurs de bande dessinée avait marqué une étape importante dans l’organisation du métier. L’initiative de « l’appel du numérique » va peut-être marquer les esprits. La profession, réputée individualiste, est en tout cas très réceptive puisque la pétition a déjà reçu plus de 550 signatures (la plupart d’auteurs) en trois jours.
(par Thierry Lemaire)
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[1] Le groupement des auteurs de bande dessinée, créé en 2007 et qui fait partie du Syndicat National des Auteurs et des Compositeurs (SNAC), compte aujourd’hui plus de 200 membres.
[2] Izneo prévoit la lecture en streaming des premières pages des albums, le téléchargement temporaire des albums sur PC pour une durée de 30 jours (à partir de 1,99 euros) et le téléchargement définitif sur Iphone (à partir de 4,99 euros). Un premier choix de 600 titres est prévu au démarrage du site.
[3] Chiffres fournis par Izneo.
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