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Brodeck et la violence du silence

Par Charles-Louis Detournay le 18 mai 2015                      Lien  
Après la réussite de son précédent "Blast", nous étions impatients de découvrir la nouveauté de Manu Larcenet. Qu'on se rassure, il est en grand forme : son nouvel album est tout simplement époustouflant.

Dans une petit village, quelque temps après la "guerre", Brodeck, un homme affecté normalement à un travail de description de la faune et de la flore pour l’administration, se trouve un jour assigné à devoir remplir une bien curieuse mission : établir un " rapport " sur "la chose qui s’est passée" concernant "l’étranger" arrivé il y a peu au village...

Endossant la charge de la parole de sa communauté (et n’hésitant pas à la trahir), Brodeck nous fait ainsi découvrir l’histoire de l’Etranger et du meurtre collectif dont il a été victime... Brodeck a écouté la mise en garde du maire : ne pas s’éloigner du chemin, ne pas chercher ce qui n’existe pas ou ce qui n’existe plus. Pourtant, Brodeck fait exactement le contraire. ...

« [Adapter un roman] n’était pas du tout prémédité [1], explique Manu Larcenet. Je sortais de Blast qui m’avait demandé une énorme débauche d’énergie. Je n’avais aucune idée de ce que j’allais faire. C’est ma femme qui m’a donné à lire le roman de Philippe Claudel. [...]Pratiquement à chaque page, je me disais, "Ça se dessine !" Il y a eu comme une évidence. [...] C’est un roman qui suinte d’humidité. Rendre ça, c’était un défi qui me plaisait. »

Brodeck et la violence du silence

Après le format un peu plus petit que celui d’un album standard qui était celui de Blast, Larcenet et son éditeur ont opté pour une dimension plus importante et un format à l’italienne. Ce choix se justifie pleinement dès l’ouverture du livre : il met en avant l’incroyable travail graphique de l’auteur. Page après page, on ne parvient à se détacher de la véritable prouesse réalisée par Larcenet. Et l’on comprend que tout ce qu’il a réalisé graphiquement depuis lors (du Combat ordinaire à Blast sans oublier tous les albums publiés chez les Rêveurs) n’ont servi d’une certaine façon que d’actes préparatoires à cette presque insolente démonstration de force !

Les ambiances, les trognes des personnages, le clair-obscur, les décors naturels, les mises en scène, tout est soigné pour se mettre presque humblement au service des sentiments dégagés par le roman de Philippe Claudel. Le jeu des regards, des visages et des ombres témoignent mieux que de longues paroles pour faire passer les vérités de ce milieu campagnard.

Après la "guerre", c’est la haine de l’autre, et la peur de se voir tel qu’on est qui a poussé ce village à cet atroce meurtre collectif. Et dans le rapport que Brodeck doit écrire, il comprend bien qu’il est presque aussi étranger que celui qui vient d’être exécuté. Sa vie se joue au fil de la plume. Mais après des années passées servilement à ramper et à se terrer pour survivre, Brodeck veut aussi raconter ce qu’il ressent et ce qu’il a vécu pendant cette "guerre".

Larcenet nous livre l’horrible compte-rendu d’une vérité par trop universelle. Qu’on la nomme Shoah ou autre, qu’importe. C’est la position de chaque être face à cette indicible cruauté qui doit être racontée, bien que les mots viennent à manquer, Larcenet déshumanise les bourreaux pour mieux laisser transparaître leur vrai visage. Une séquence d’une rare tension, et oui, un chef d’œuvre !

Pour ses qualités graphiques incontestables et cette relation unique de pulsions qu’on voudrait voir bannies, Le Rapport de Brodeck est certainement un des ouvrages les plus marquants de ce printemps. La multiplication des scènes muettes est sans aucun doute le principe actif de ce livre, mais sa pertinence perd malheureusement en rythme et en intensité dans la dernière partie des 160 pages. Il faut dire que le silence est l’enjeu même du récit et il n’a jamais été aussi parlant. La suite, dans le seconde volume, le confirmera sans doute.

(par Charles-Louis Detournay)

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Le Rapport de Brodeck, T 1/2 : L’Autre - Par Manu Larcenet - Dargaud

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A propos de Larcenet, sur ActuaBD :
- Blast T1, T3 et Clap de fin pour "Blast" de Larcenet
- Le Combat ordinaire T1, T2, T3
- Journal d’un corps

[1Souvenons-nous tout de même que Larcenet avait illustré le livre de Daniel Pennac, Journal d’un corps.

 
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16 Messages :
  • Brodeck et la violence du silence
    18 mai 2015 12:19, par Oncle Francois

    Voila que Monsieur Larcenet se met à bien soigner son dessin, c’est nouveau cela, on y trouve désormais les qualités du classique, du soigné, du fignolé avec amour.... même si le livre de Claudel donne une image plutôt cruelle des habitants de ce paisible village alpin, qui n’est pas sans rappeler celui de Bretzelburg. Un intéressant texte de base d’un professionnel de l’écriture, mis en images par un auteur prolifique et productif, parfois plus inspiré certains jours que d’autres, mais qui là s’est manifestement appliqué. Vous êtes sur la bonne voie, Monsieur Larcenet, continuez, et non seulement votre livre se vendra bien, mais en plus il sera sans doute nominé sur les listes de prix établis par les festivals.

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    • Répondu par cordebois le 18 mai 2015 à  18:12 :

      "Voila que Monsieur Larcenet se met à bien soigner son dessin, c’est nouveau cela (...)"
      Avez-vous déjà lu du Larcenet (autrement qu’en le parcourant nonchalamment) et, dans l’affirmative, vous êtes-vous déjà essayé au dessin avant de proférer de tels jugements de valeur définitifs ?
      Enfin, si vous répondez encore par l’affirmative, pourriez-vous nous éclairer sur la notion de "dessin soigné" en opposition au "dessin bâclé" ?

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    • Répondu par Laurent Colonnier le 18 mai 2015 à  22:31 :

      Oncle François ou la bêtise incarnée, on dirait Achille Talon.

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  • Brodeck et la violence du silence
    18 mai 2015 13:18, par Yannick

    Pour ses qualités graphiques incontestables

    Je ne les contesterai pas, mais ça reste bien du Larcenet, avec ses astuces graphiques, il tend vers plus de réaliste, mais fondamentalement ça reste du Larcenet. En revanche je ne connaissais pas le livre et je n’ai pas aimé, on dirait du Jean Teulé, c’est assez glauque.

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    • Répondu par pierre Lejeune le 18 mai 2015 à  20:34 :

      Le jour où cet auteur aura des notions de mouvements et des proportions on pourra commencer à parler d’un début de dessin soigné.
      cependant il reste un très bon narrateur.

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      • Répondu par simon brauman le 19 mai 2015 à  06:22 :

        Ce qui fait particulièrement plaisir c’est l’emploi du noir et blanc, l’essence même de la bande dessinée. Et si ce récit pouvait être publié dans la presse (papier), en grand format si possible ce serait complet...quoi qu’il en soit bel album.

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        • Répondu le 19 mai 2015 à  17:34 :

          l’emploi du noir et blanc, l’essence même de la bande dessinée.

          Pas du tout l’essence, le Yellow Kid était jaune, et l’imagerie d’Epinal était en couleur aussi.

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          • Répondu le 19 mai 2015 à  19:33 :

            Mauvaise foi ! Autrefois les bd étaient faites pour la presse, qui n’était pas toujours avec de la quadrichromie. Même lorsqu’un dessinateur travaillait pour un journal en couleurs, l’éditeur de celui-ci demandait au dessinateur que ses dessins soient lisibles en noir&blanc, afin de pouvoir trouver des replacements, y compris dans des journaux uniquement en n&b.

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            • Répondu le 20 mai 2015 à  15:06 :

              Mauvaise foi vous-même, même la Semaine de Suzette avec Bécassine était en couleur, et là on est au début du siècle dernier, donc l’essence de la BD n’est pas d’être en noir et blanc. Et Little Nemo ? couleur aussi !

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              • Répondu par Sergio Salma le 21 mai 2015 à  08:42 :

                Il ne s’agit pas de mauvaise foi mais il faut avoir vu les planches originales de 95% des dessinateurs pour savoir combien est grande la déperdition.

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                • Répondu par Herv le 21 mai 2015 à  13:19 :

                  Quand on supprime les couleurs il y a déperdition ? C’est un avis, en même temps avoir juste le trait ça a du charme, mais la plupart des bd est faite pour la couleur, d’ailleurs Hugo Pratt voulait que ses Corto Maltese soient en couleur, ce n’est pas une hérésie de les colorier. Les pages du dimanche de Calvin et Hobbes sans la couleur sont complètement amputées.

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    • Répondu par Guerlain le 19 mai 2015 à  09:54 :

      je ne vois pas du tout le rapport avec Jean Teulé.
      Le livre de Claudel est une confession sombre, cruelle et hantée par la culpabilité. Teulé, c’est plutôt une vision détachée et excessive qui aime à manier le grotesque et accentuer le ridicule des situations. Teulé, c’est de l’humour noir et il est souivent très drôle.
      Rien à voir avec Brodeck

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      • Répondu par Yannick le 19 mai 2015 à  13:55 :

        On n’a pas dû lire les mêmes livres de Teulé.

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        • Répondu par Guerlain le 20 mai 2015 à  08:57 :

          je les ai tous lu, même ses bandes dessinées (sauf Morsures)
          il est parfois très cru, mais je ne le trouve pas glauque.
          Les sujets qu’il choisit pourraient l’être mais il ne tombe pas dans ce piège-là, même dans un roman comme "mangez-le si vous voulez"
          Et Brodeck est très sombre, mais pas glauque. Il n’y a aucune complaisance.

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          • Répondu par Yannick le 20 mai 2015 à  20:01 :

            Charly 9 pas glauque ? François Villon pas glauque ? Mangez-le si vous voulez pas glauque ? Darling pas glauque ? Si vous ne trouvez pas ça glauque, vous devez être sacrément glauque.

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            • Répondu par Sergio Salma le 21 mai 2015 à  08:40 :

              Peut-être, Guerlain et Yannick, avez-vous chacun une définition légèrement différente du terme "glauque". De plus, nous avons chacun un vécu qui induit une approche des choses personnelle et particulière, il n’y a pas une réalité , il y en a autant que d’individus. Que ce soit pour les mots, la littérature, la cuisine, la beauté, les sentiments et même la météo.

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