Dans une petit village, quelque temps après la "guerre", Brodeck, un homme affecté normalement à un travail de description de la faune et de la flore pour l’administration, se trouve un jour assigné à devoir remplir une bien curieuse mission : établir un " rapport " sur "la chose qui s’est passée" concernant "l’étranger" arrivé il y a peu au village...
Endossant la charge de la parole de sa communauté (et n’hésitant pas à la trahir), Brodeck nous fait ainsi découvrir l’histoire de l’Etranger et du meurtre collectif dont il a été victime... Brodeck a écouté la mise en garde du maire : ne pas s’éloigner du chemin, ne pas chercher ce qui n’existe pas ou ce qui n’existe plus. Pourtant, Brodeck fait exactement le contraire. ...
« [Adapter un roman] n’était pas du tout prémédité [1], explique Manu Larcenet. Je sortais de Blast qui m’avait demandé une énorme débauche d’énergie. Je n’avais aucune idée de ce que j’allais faire. C’est ma femme qui m’a donné à lire le roman de Philippe Claudel. [...]Pratiquement à chaque page, je me disais, "Ça se dessine !" Il y a eu comme une évidence. [...] C’est un roman qui suinte d’humidité. Rendre ça, c’était un défi qui me plaisait. »
Après le format un peu plus petit que celui d’un album standard qui était celui de Blast, Larcenet et son éditeur ont opté pour une dimension plus importante et un format à l’italienne. Ce choix se justifie pleinement dès l’ouverture du livre : il met en avant l’incroyable travail graphique de l’auteur. Page après page, on ne parvient à se détacher de la véritable prouesse réalisée par Larcenet. Et l’on comprend que tout ce qu’il a réalisé graphiquement depuis lors (du Combat ordinaire à Blast sans oublier tous les albums publiés chez les Rêveurs) n’ont servi d’une certaine façon que d’actes préparatoires à cette presque insolente démonstration de force !
Les ambiances, les trognes des personnages, le clair-obscur, les décors naturels, les mises en scène, tout est soigné pour se mettre presque humblement au service des sentiments dégagés par le roman de Philippe Claudel. Le jeu des regards, des visages et des ombres témoignent mieux que de longues paroles pour faire passer les vérités de ce milieu campagnard.
Après la "guerre", c’est la haine de l’autre, et la peur de se voir tel qu’on est qui a poussé ce village à cet atroce meurtre collectif. Et dans le rapport que Brodeck doit écrire, il comprend bien qu’il est presque aussi étranger que celui qui vient d’être exécuté. Sa vie se joue au fil de la plume. Mais après des années passées servilement à ramper et à se terrer pour survivre, Brodeck veut aussi raconter ce qu’il ressent et ce qu’il a vécu pendant cette "guerre".
Larcenet nous livre l’horrible compte-rendu d’une vérité par trop universelle. Qu’on la nomme Shoah ou autre, qu’importe. C’est la position de chaque être face à cette indicible cruauté qui doit être racontée, bien que les mots viennent à manquer, Larcenet déshumanise les bourreaux pour mieux laisser transparaître leur vrai visage. Une séquence d’une rare tension, et oui, un chef d’œuvre !
Pour ses qualités graphiques incontestables et cette relation unique de pulsions qu’on voudrait voir bannies, Le Rapport de Brodeck est certainement un des ouvrages les plus marquants de ce printemps. La multiplication des scènes muettes est sans aucun doute le principe actif de ce livre, mais sa pertinence perd malheureusement en rythme et en intensité dans la dernière partie des 160 pages. Il faut dire que le silence est l’enjeu même du récit et il n’a jamais été aussi parlant. La suite, dans le seconde volume, le confirmera sans doute.
(par Charles-Louis Detournay)
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Le Rapport de Brodeck, T 1/2 : L’Autre - Par Manu Larcenet - Dargaud
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A propos de Larcenet, sur ActuaBD :
Blast T1, T3 et Clap de fin pour "Blast" de Larcenet
Le Combat ordinaire T1, T2, T3
Journal d’un corps
[1] Souvenons-nous tout de même que Larcenet avait illustré le livre de Daniel Pennac, Journal d’un corps.
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