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"Citéville" / "Citéruine" : le don de double vue de Jérôme Dubois

Par Frédéric HOJLO le 23 décembre 2020                      Lien  
Citéville est une mégapole tentaculaire, une exacerbation comique, absurde et effrayante de notre monde. Citéruine est son pendant vide d'hommes, monde de ruines où résonnent nos habitudes. Les deux sont les facettes d'une même œuvre, conçue par Jérôme Dubois au fil des ans. Un diptyque original publié par deux éditeurs et en lice au Festival d'Angoulême 2021.

Citéville et Citéruine sont deux bandes dessinées, la première éditée par Cornélius, la seconde par Matière. Mais elles forment en réalité une seule œuvre, signée par Jérôme Dubois. Elles peuvent être lues successivement - et alors : peu importe dans quel ordre - ou parallèlement - même si cela demande une petite gymnastique. L’unité graphique comme intellectuelle de l’ensemble est indéniable, et pourtant chaque livre pourrait se suffire à lui-même.

Citéville, qui donne son nom au projet, est une mégapole aux contours flous et inconnus, aux quartiers immenses, à la population zombifiée et à la passion consumériste dévorante. Elle est née progressivement dans l’esprit puis sous les crayons de Jérôme Dubois, d’abord pour des récits courts publiés dans la revue Nicole des Éditions Cornélius.

Au fil des chapitres, neuf au total [1], une ville et sa « civilisation » se donnent à découvrir. Le centre commercial « Buy More » est un temple ubuesque d’une consommation débridée, la maison de retraite est une maison de retrait où les personnages âgées ont pour principale occupation de retirer de l’argent au distributeur automatique de billets, les enfants peuvent s’adresser au Pôle Enfant quand ils ont été abandonnés et les chômeurs se perdent indéfiniment dans les couloirs du métro.

L’ensemble fait froid dans le dos. Et fait sourire aussi, de ce sourire désespéré qui masque une angoisse profonde. Car Citéville n’invente rien mais extrapole. La mise en concurrence, l’égoïsme, la fièvre productiviste, la réification des êtres humains sont « en marche » et même bien avancés. L’humour de Jérôme Dubois, déjà rodé dans Bien normal (Cornélius, 2018), permet heureusement de ne pas étouffer.

Son dessin lui-même, très géométrique, synthétique, hésite entre une raideur digne des régimes totalitaires et une froideur toute libérale. Les visages sont lisses, les corps rarement souples, les décors toujours imposants. S’inspirant des banlieues de la région parisienne comme de monuments nord-coréens, le dessinateur fait de l’architecture le reflet de la déshumanisation et de l’absurde.

"Citéville" / "Citéruine" : le don de double vue de Jérôme Dubois

Citéruine est-il simplement l’écho de Citéville ? Ou est-ce sa version futuriste et encore plus pessimiste ? Dimension parallèle d’un monde déjà parallèle au nôtre, la ville Citéruine est absolument vide de tout être humain. Mais, s’il n’y a plus âme qui vive, quelques traces du passage de l’homme subsistent. Parking nu que l’on imagine balayé par le vent ou stade que plus aucun cri d’encouragement ne vient perturber : toutes les infrastructures de Citéruine sont... en ruine.

Le livre édité par Matière [2] est l’exacte réplique matérielle de celui des Éditions Cornélius. Même format, même pagination, même chapitrage, même composition des planches. Seule la couleur change - du bleu au noir. Et, donc, l’habitation des pages. Celles de Citéruine ne sont même pas hantées. Désertées, délabrées, frisant l’abstraction, elles sont ce qui reste quand toute chair a disparu.

Le dessin est évidemment le même, hormis les variations rendues indispensables par l’escamotage des personnages. Il apparaît ainsi dans toute sa dureté. Davantage encore que dans Citéruine, il se fait l’expression d’un constat glacial et glaçant, celui de la vanité humaine. Reflétant l’artificialisation extrême imposée par l’homme à son environnement, il aurait pu être conçu numériquement : façon d’aller au bout d’une démarche. Ce qui n’est pas le cas. Un petit acte de résistance ?

Le diptyque Citéville / Citéruine [3], fonctionne comme une œuvre symétrique. C’est un leurre. Les deux ouvrages brossent le même tableau, celui d’une humanité en train de s’oublier. Le deux n’en montrent pas le même stade, mais sont unis par une même cohérence, celle de témoigner, par la bande dessinée, du monde que l’homme est en train de construire / détruire.

Documents
© Jérôme Dubois / Editions Matière 2020 © Jérôme Dubois / Editions Matière 2020 © Jérôme Dubois / Editions Matière 2020 © Jérôme Dubois / Editions Matière 2020 © Jérôme Dubois / Editions Matière 2020 © Jérôme Dubois / Editions Matière 2020

(par Frédéric HOJLO)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782916383613

Tous les visuels sont © Jérôme Dubois / Cornélius (à gauche) / Matière (à droite) 2020.

- Citéville - Par Jérôme Dubois - Cornélius - collection Pierre - 17 x 24 cm - 184 pages en bleu & blanc - couverture souple avec rabats - parution le 20 août 2020.

- Citéruine - Par Jérôme Dubois - Matière - collection Imagème - 17 x 24 cm - 184 pages en noir & blanc - couverture souple - parution le 20 août 2020.

Consulter le site de l’auteur & lire un entretien sur le site du quotidien Libération (par Marius Chapuis, juillet 2020).

Lire BUY MORE, chapitre complet extrait de Citéville & écouter l’émission Le Rayon BD sur France Culture consacrée notamment à l’auteur (par Victor Macé de Lépinay, août 2020).

Lire également sur ActuaBD :
- "Tes Yeux ont vu" (Cornélius) : Jérôme Dubois modernise le mythe de Frankenstein
- "Bien normal" de Jérôme Dubois (Cornélius) : le rire à froid
- Nicole #8 : la revue des Éditions Cornélius à son meilleur
- "Nicole" #9 : le concentré d’inédits des Éditions Cornélius

[1Cinq d’entre eux ont été prépubliés dans la revue Nicole entre 2015 et 2019.

[2Certains chapitres ont été prépubliés en fascicules risographiés chez Fidèle Éditions entre octobre 2017 et septembre 2029.

[3Une carte de la ville a été éditée à l’occasion de la parution simultanée des deux livres.

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