Née en 2014 et alors associée au Franky des Requins Marteaux, la revue Nicole des Éditions Cornélius a survécu au divorce et au confinement. Tant mieux pour ses lecteurs ! Car elle continue ainsi de proposer 300 pages de lecture pour moins de quinze euros, ce que même Pandora, pourtant éditée par Casterman, ne parvient pas à faire, et surtout pas avec la même régularité.
Une vingtaine d’autrices et d’auteurs sont rassemblés dans ce neuvième numéro, sous une couverture de Nicole Claveloux. Leurs bandes dessinées, dont beaucoup sont en couleurs, sont inédites ou devenues introuvables. Elles se percutent, dans une diversité de styles, de tons et de thèmes, donnant à deviner tout le potentiel de la bande dessinée.
La revue, c’est logique, s’ouvre sur un éditorial signé « Nicole ». Nous pouvons y deviner la main de l’éditeur de Cornélius Jean-Louis Gauthey, qui d’ailleurs signe plusieurs textes sous son pseudonyme JL Capron. Rappelant la difficulté à boucler ce nouveau numéro de Nicole du fait de la pandémie, il souligne l’attraction qu’exerce encore l’édition sur les auteurs, d’ailleurs accentuée par le confinement et entretenue par « le mythe de la surabondance utile ». Plutôt que d’argumenter cette expression, il renvoie au texte Éditer (modestement) dans la tourmente d’Alexandre Balcaen et Jérôme LeGlatin, des Éditions Adverse, qui décortique le système actuel de la production éditorial. Façon d’inviter à la lecture et à la réflexion, voire à l’action.
Il émet ensuite un doute sur la franchise des appels à sauver la « Culture » qui ont eu lieu pendant et après le confinement. Ne s’agirait-il pas avant tout de venir en aide à un champ qui est aussi un secteur économique ? La réponse ne fait, elle, guère de doute, d’autant que comme l’écrit l’auteur, « L’art, comme la vie, survivra à notre civilisation. ». On ne peut malgré tout balayer d’un revers de main ou d’une formule la question de la subsistance matérielle des milliers d’autrices et auteurs qui peinent tirer quelque revenu de leur travail et se débattent dans les méandres de l’administration fiscale.
La fin de cet éditorial n’évacue justement pas la problématique sociale. Les appels à sauver la « Culture », s’ils ne conduisent qu’à prolonger un système mortifère où l’édition est de plus en plus une économie de flux, n’éviteront pas le casse-pipe, dès la prochaine crise, pour beaucoup d’artistes. Est donc sous-entendue une véritable remise en cause de l’économie actuelle du livre, fondée sur « la sobriété » que « personne ne conteste dans ce milieu [...] à la condition [qu’elle] s’applique aux autres ».
Cette sobriété, les Éditions Cornélius se l’appliquent au premier chef : avec une dizaine de livres par an, elles ne participent que très marginalement à la « surabondance ». Elle s’accompagne de l’acceptation du fait que leurs livres ne sont pas « nécessaires », manière de revenir à la question sociale. L’édition et la création non comme nécessités mais comme supplément enthousiasmant et stimulant à la trivialité quotidienne : voilà qui a le mérite d’être honnête et réaliste.
Vient ensuite un texte de vingt pages dont le titre résume l’objectif : « Pour en finir avec 2019 ». Il aurait été co-écrit par Jérôme Mouchboul, stagiaire, et Bill Franco, habitué de l’exercice. Le conditionnel s’impose, car il est impossible de garantir l’authenticité des patronymes et des identités. Le ton contraste vivement avec celui de l’éditorial. Le stagiaire a une plume et un humour quelque peu laborieux. Même au second degré, ses lignes empêtrées dans des formules argotiques ne sont pas aisées à lire. Difficile de croire que cela n’a pas été fait à dessein, mais pourquoi ? L’ironie plus sobre de Bill Franco passe mieux.
Il faut pourtant se faire un peu violence, car ce texte met en lumière les événements et les parutions qui ont marqué l’année 2019 de la bande dessinée tout en suggérant les préférences et les atomes crochus des Éditions Cornélius. Les choix s’orientent, ce n’est pas une surprise, vers la bande dessinée alternative.
Recommandations et critiques permettent de se repérer dans les milliers de publications annuelles, sans verser dans les listes ou palmarès convenus. ActuaBD est même le seul site Internet spécialisé à être cité, à deux reprises, non sans ironie mais avec la reconnaissance tacite du travail effectué. Ce coup d’œil dans le rétroviseur n’oublie pas non plus les disparus de l’année, faisant cohabiter gravité et légèreté. La vie donc.
Le cœur de la revue, cette année, et son point d’orgue sont constitués du cahier central, imprimé sur papier glacé, consacré à Nicole Claveloux. Il revient, forcément partiellement, sur l’exposition dédiée à la dessinatrice au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême en janvier 2020.
Presque cinquante pages sont réservées à celle qui a reçu lors du 47e FIBD un Fauve d’honneur et un Fauve Patrimoine pour La Main verte et autres récits (avec Édith Zha, édité par Cornélius en 2019). Des planches inédites et des dessins presque oubliés permettent de se rendre compte de l’importance et de la beauté de l’œuvre de Nicole Claveloux, tant pour la jeunesse que pour les lecteurs adultes.
Autre « ancien » au sommaire de ce Nicole : Willem. Il nous gratifie de quelques planches des années 1970 et 1980, courtes bandes dessinées folles, débridées, irrévérencieuses. Voilà un dessinateur pour qui l’auto-censure n’est qu’une vague idée qui ne mérite pas qu’on l’applique.
Parmi les autrices et auteurs de ce numéro, certains sont des habitués des Éditions Cornélius, comme Delphine Panique, Anouk Ricard, Olivier Texier et Renaud Thomas, d’autres non. Tous sont publiés par des éditeurs de bande dessinée alternative : François Ayroles et Sébastien Lumineau par L’Association, Dominique Goblet par le FRMK, L.L. de Mars par 6 Pieds sous terre, Juliette Mancini et Benoît Preteseille par Atrabile et Bien, Monsieur., Yoon-Sun Park par Misma.
Certains sont aussi éditeurs, à l’instar de David Amram, L.L. de Mars et Sébastien Lumineau, qui s’auto-éditent depuis des années, d’Estocafish, qui sous son vrai nom Damien Filliatre est l’un des deux co-éditeurs de Misma, de Benoît Preteseille, qui dirige ION édition, ou de Renaud Thomas qui est l’un des artisans d’Arbitraire. Les correspondances et échanges sont donc nombreux, témoignant du dynamisme de ce champ éditorial qui n’est plus l’apanage d’une génération ou d’une poignée de spécialiste.
La plupart sont des confirmations, comme Lucas Méthé qui présente un épisode s’intégrant à sa trilogie en cours Papa Maman Fiston (Actes Sud BD, 2019), ou Jérôme Dubois, qui a droit à deux pages d’entretien en vue de la sortie simultanée, le 20 août prochain, de Citéville chez Cornélius et Citéruine chez Matière. Plus rares sont les révélations. Notons ainsi la puissance du trait et l’acuité du regard d’Arthur Poitevin, dont les pages sont parmi les plus marquantes.
Nicole conserve donc son savant mélange de personnalités et de styles. Idéal tant pour s’initier à la bande dessinée alternative ou que pour retrouver des autrices et auteurs appréciés.
(par Frédéric HOJLO)
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Nicole #9 - Collectif - Éditions Cornélius - direction éditoriale & graphique par Jean-Louis Gauthey - 17 x 24 cm - 304 pages en noir & blanc et couleurs - couverture souple - parution le 9 juillet 2020.
Autrices & auteurs au sommaire : David Amram / François Ayroles / JL Capron / Nicole Claveloux / Jérôme Dubois / Estocafish / Bill Franco / Dominique Goblet & Kai Pfeiffer / L.L. de Mars / Sébastien Lumineau / Juliette Mancini / Lucas Méthé / Jérôme MouchBoul / Delphine Panique / Yoon-Sun Park / Arthur Poitevin / Benoît Preteseille / Anouk Ricard / Olivier Texier / Renaud Thomas / Willem.
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