Ce sera donc le scandale de l’édition 2023 : l’exposition « Carte blanche à Bastien Vivès » a fait l’objet d’une pétition contre la « pédopornographie » supposée de l’auteur. Il est évident que les œuvres de Vivès ne sont pas plus une apologie de la pédophilie qu’un Christ en croix est une promotion de la torture. C’est la liberté de notre société : on peut porter plainte pour ce que l’on veut contre qui l’on veut, à charge au tribunal de trancher et chacun, en attendant, de s’improviser au café du commerce de l’Internet, ici procureur de la République, là avocat de la défense.
Bastien Vivès, justement, a pris comme avocat Maître Richard Malka, l’avocat de Charlie Hebdo, qui avait défendu le titre satirique contre les plaintes d’associations islamistes et avant elles catholiques, le plus souvent déboutées en fin de compte. On est donc tranquille pour lui, les diffamateurs devraient se calmer face aux frais de justice qu’ils encourent désormais. Entretemps, cela participe de ce genre de tribunal populaire. On discrédite non seulement un auteur, père de famille, qui jusqu’à preuve du contraire a droit à la présomption d’innocence, mais aussi les médias, forcément « complaisants » voire « complices » : Le Monde, Slate, L’Obs, Marianne et même ActuaBD (!), devenus des promoteurs de la « culture pédocriminelle. » Victor Hugo, qui se méfiait déjà des débordements de la foule, écrit dans Choses vues : « On donnera le pouvoir au peuple quand il cessera de réclamer des têtes. »
On annule l’expo pour quoi déjà ?
La « Carte blanche » étant annulée, on est quand même surpris par la justification du FIBD : après avoir affirmé que « l’exposition sera maintenue », Franck Bondoux, le délégué général du FIBD, avança l’excuse de « menaces physiques » éventuelles contre l’auteur et à l’encontre de l’expo. En vérité, comme toujours, ce sont probablement les sponsors qui sont à l’origine du retrait. Pour le papetier Raja, qui soutient aussi la Fondation Raja-Danièle Marcovici pour l’émancipation des femmes, un scandale pareil, ça la fout mal…
Une longue liste de colères…
Ce n’est pas la première fois que le FIBD est le rendez-vous des colères. Quelques antécédents :
En 2014, Le Figaro titrait : "À quelques jours de son ouverture, le 30 janvier, rien ne va plus au festival du neuvième art." De fait, Gilles Ciment, alors président de la Cité de la BD et de l’Image, faisait une guerre de chaque instant contre le FIBD. En cause, le partage de la visibilité exclusivement allouée au FIBD, une mise à disposition inéquitable des locaux, et, outre des problèmes d’ego, une rivalité dans la recherche de sponsors. Cela a finalement conduit à l’éviction de Gilles Ciment.
Par ailleurs, l’Académie des Grands Prix, qui réunissait les anciens Grands Prix d’Angoulême, explose en plein vol cette année-là. Elle est depuis remplacée par un « vote de la profession » dont le scrutin, jusqu’à aujourd’hui, reste opaque. En outre, le FIBD fait l’objet de deux mobilisations politiques d’envergure : un appel au boycott contre l’un de ses sponsors, la société israélienne SodaStream, et une action très organisée des négationnistes japonais contre un exposition sur les "femmes de réconfort" coréennes victimes de l’armée japonaise pendant la Seconde Guerre mondiale. Un "faux palmarès" de la cérémonie des prix, particulièrement mal gérée par l’équipe du FIBD, contribua à discréditer encore davantage la manifestation.
Un renouvellement de contrat controversé de la part du prestataire 9eArt+ plus loin, et le FIBD se trouve couronné, en 2020, par une visite présidentielle sous haute surveillance policière. Il faut dire que le souvenir des Gilets jaunes n’est pas loin : « la BD, pas le LBD » est un slogan qui revient sans cesse, tandis que la colère se cristallise autour du Rapport Racine, une commande du ministère de la Culture dont les recommandations étaient restées sans effet. 600 auteurs signent pour le boycott du FIBD en pleine sortie du Covid : « … Nous, autrices et auteurs signataires de cet appel, appliquerons le boycott total du versant public du Festival d’Angoulême, en juin prochain, si aucun acte réel et concret n’est posé d’ici là, à l’endroit de notre statut professionnel, de notre représentation et d’un juste rééquilibrage de la chaîne du livre… »
Lors de la dernière édition, la création d’un « Fauve écolo » sponsorisé par Raja - firme leader dans le domaine de l’emballage en carton - alors qu’un Prix écologiste existait déjà depuis des décennies, avait fait scandale. L’accusation de greenwashing ne tarde pas. « C’est le festival des sponsors » rugit Yves Frémion, timonier de ce prix depuis sa fondation.
Le FIBD a aussi fait l’objet fin 2021 d’une interpellation de la Chambre régionale des comptes, tandis Dominique Besnehard, le sémillant agent du cinéma français, reprochait aux festivaliers de la BD de ne pas coucher dans les hôtels angoumoisins. Quand on connaît la galère pour trouver du couchage en période de festival, on rit jaune...
Où va le FIBD ?
Donc c’est ça, Angoulême : une colère permanente. Et rien n’est fait pour l’apaiser. « On a l’impression que le FIBD n’a rien compris à l’époque, nous dit un bon connaisseur du festival. L’écologie, la question féministe, les revendications des auteurs… Ils ne voient rien arriver... »
Au contraire. Alors que le FIBD se pique de représenter la bande dessinée française à l’international, c’est l’édition alternative, surtout destinée aux adultes, qui a la dragée haute dans le palmarès, au détriment d’une bande dessinée plus commerciale. Le Prix des séries, par exemple, favorise les mangas, les « blockbusters » n’étant pas considérés comme des créations suffisamment honorables. On connaît le débat, il est commenté chaque année sur ActuaBD…
Quand on entend Franck Bondoux, lors de la présentation du prochain FIBD à la presse, annoncer que le festival s’intéressait à la bande dessinée de l’avenir - « Ce festival qui est né au XXe siècle, avec les codes du XXe siècle, doit aujourd’hui s’adapter » déclarait-il à ActuaBD -, on s’interroge. La bande dessinée, développe-t-il, n’étant plus seulement un livre, « mais aussi un film, un jeu vidéo, des produits dérivés, sous toutes sortes de formes, bien entendu numériques… » Des supports dont on sait bien qu’ils ne prospèrent pas en France, à l’exemple des webtoons dont les acteurs coréens ont fait irruption ces deux dernières années en France et dont le budget marketing est, selon certains experts, 60 fois supérieur à celui du budget moyen d’un éditeur français. Cela alimente aussi bien l’inquiétude des auteurs que des éditeurs, et même des libraires qui craignent de voir surgir des « Netflix de la BD » qui renversent la table.
Face à cela, la direction artistique du festival se fait discrète. Il est paradoxal que, dans l’Affaire Vivès, le seul des trois directeurs artistiques du FIBD qui se soit exprimé est Fausto Fasulo, le responsable Asie de la programmation. Où sont passés Sonia Déchamps et Julien Misserey, les deux autres programmateurs du FIBD ? Ils rasent les murs sans doute, laissant au « boss » le soin de prendre la foudre.
Et celui-ci a l’air bien seul, Pierrot lunaire abhorré. il est bien possible qu’à force de scruter l’avenir du 9e Art pour mieux recruter ses prochains sponsors, il ait un peu oublié les colères et les réalités du présent.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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