On peut désormais le mesurer avec certitude : Inio Asano trace un sillon personnel et captivant au sein de la production manga. Dans une veine intimiste, adulte, mais tout en adoptant des codes parfois grand public, le mangaka développe une œuvre véritable qui se joue des conventions tout en interrogeant constamment la matrice-même de sa création.
Les jalons de sa production passée en témoignent : Bonne nuit Punpun et son dessin mignon pour parler des questionnements adolescents, Dead Dead Demon’s Dededededestruction pour une refonte étonnante du récit de science-fiction, la romance décalée de La Fille de la plage ou les nouvelles de La Fin du monde, avant le lever du jour : tous ces titres se posent comme autant de questionnements profonds, existentiels.
Mentionnons également Solanin, dont Kana propose une belle édition intégrale à l’occasion de la parution d’Errance : adolescence, rêve, passage à l’âge adulte et création forment le cœur qui irrigue un récit puissant dont Errance apparaît presque comme un pendant désabusé, saisi quelques années plus tard.
Car dans Errance, Inio Asano délaisse ses personnages favoris de jeunes gens pour un quadra bien installé dans la vie. Son héros, Kaoru Fukazawa, vient d’achever une série qui a rencontré un certain succès. En couple avec une éditrice qui a le vent en poupe, le monde devrait lui sourire. Mais ce moment de transition fait affleurer une somme de frustrations - affectives, sexuelles et créatrices - qui viennent bouleverser sa vie.
Il y a, bien évidemment, une dimension de mise en abyme frappante dans cette histoire. Mais alors que les récits prenant pour sujet le métier et la vie de mangaka semblent se multiplier - on pense à Bakuman de Tsugumi Ōba et Takeshi Obata, Rin d’Harold Sakuichi ou encore Hitman de Seo Kouji - et opter pour la mise en scène de l’énergie débordant associée à cette profession et ce milieu, Inio Fait le choix de la panne et de la lente mais inexorable dérive.
Difficile de déterminer ce qui, dans Errance, relève de l’autobiographique. Mais le portrait brossé se veut sans concession. Si le point de vue adopté tout au long du récit demeure bien celui du protagoniste principal, la lucidité dont il témoigne évite toute complaisance et conduit même à certains développements qui mettent mal à l’aise.
Mais c’est le prix d’une peinture au vitriol d’une profession qui oscille entre l’art et la production de masse, entre la passion et le simple savoir-faire, entre le divertissement procuré et la vie sacrifiée. Car c’est bien là, entre les lignes et entre les cases, que débute l’errance d’un héros qui aura bien du mal à ne pas s’y noyer. Dans les interstices d’une vie trop bien réglée pour ne pas couver en son sein le principe-même de sa destruction.
Finalement, ce que l’on nomme "l’art interstitiel" n’aura peut-être jamais aussi bien porté son nom qu’avec cette BD d’Inio Asano.
(par Aurélien Pigeat)
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Errance. Par Inio Asano. Traduction Thibaud Desbief. Kana, collection "Made In". Sortie le 15 mars 2019. 246 pages. 15 euros.