Après avoir fait déplacer d’Égypte en Angleterre une colossale statue de Ramsès II dans le premier volume, puis désensablé le temple d’Abou Simbel dans le deuxième tome, la grande affaire de Giambattista Belzoni dans ce dernier opus de la trilogie éditée par Flblb est la recherche de l’antique cité de Bérénice, réputée pour ses merveilles mais introuvable. De quoi remplir une vie, et c’est sans compter ses innombrables découvertes à Louxor, dans la Vallée des rois et même dans les pyramides de Gizeh ! Déterminé, infatigable, intuitif et intelligent, Belzoni a véritablement lancé l’égyptologie.
Né à Padoue mais émigré en Angleterre par refus de l’occupation napoléonienne, il y devient homme fort dans une foire où il rencontre sa femme Sarah. Lassé des exhibitions, le couple part à l’aventure en Égypte où il reste presque cinq ans. Motivé autant par la gloire que le goût de la découverte, titillé par la concurrence avec les Français, Belzoni enchaîne les projets. S’il ne réussit pas toujours, il fait partie de ceux qui fondent la passion européenne pour l’Égypte antique.
Son épouse Sarah, tout en étant plus mesurée, n’est pas moins curieuse, courageuse et obstinée que lui. Elle fait preuve d’une indépendance d’esprit qui pourrait la faire passer pour féministe avant l’heure. Cultivée et habituée à se débrouiller, elle ne voit tout simplement pas pourquoi elle devrait se donner des limites. Ainsi, elle n’hésite pas à partir en Palestine sans Giambattista et à pénétrer dans le temple de Salomon, habillée en homme et bravant les autorités religieuses locales. Et si elle est rejoint ensuite son époux et le soutien dans ses entreprises, c’est par amour et par solidarité, jamais par soumission.
L’aventure et l’histoire sont donc au rendez-vous des Voyages en Égypte et en Nubie de Giambattista Belzoni. Relu par des spécialistes [1], le récit distille d’authentiques détails et montre comment, dès le début du XIXe siècle, les Européens ont tout à la fois révélé et pillé les trésors archéologiques de l’Égypte. Entre la fascination pour les cultures antiques et les méthodes encore rudimentaires de fouilles naissent, faisant plus ou moins bon ménage, l’orientalisme et l’archéologie scientifique. Les gravures de l’époque, directement intégrées à la bande dessinée, renforcent cet aspect documentaire [2] .
Pour autant, ces Voyages n’ont rien d’une bande dessinée historique démonstrative un peu plombante. Un rythme endiablé et un humour parfois très cocasse, sensible dans les dialogues comme dans les visages des personnages, insufflent une modernité un peu décalée au récit. Nous sommes loin du didactisme des successeurs de Jacques Martin. L’absurdité de certaines situations, par exemple quand plusieurs équipes de fouille se disputent un même terrain, et les excès de Belzoni, capable de mobiliser des dizaines d’hommes pour déplacer un obélisque sur quelques mètres, sont soulignés, faisant la part belle à la dimension humaine de l’histoire.
Ce type de récit, qui mêle justement histoire et humour, n’est pas nouveau pour le scénariste Grégory Jarry. Il l’a en effet déjà plusieurs fois expérimenté avec Otto T., notamment dans la Petite histoire des colonies françaises [3]. L’intervention cette fois de Nicole Augereau, qui s’est emparée du personnage de Sarah Belzoni, permet d’élargir l’horizon en apportant un point de vue original sur cet épisode de l’histoire de l’archéologie. Si Giambattista demeure le centre du récit, avec en particulier dans ce dernier tome sa relation tumultueuse avec le consul de France Drovetti, les pages spécifiquement consacrée à Sarah sont l’occasion de décrire plus profondément les coutumes, les traditions et les relations interpersonnelles des populations d’un Orient si fantasmé par les Européens.
Le trait de Lucie Castel apporte beaucoup de vie au récit. Contrastant avec l’ambiance un peu surannée et le comportement de colons décomplexés des explorateurs, son dessin qui oscille entre croquis sur le vif - du moins en apparence - et vues plus fouillées ramène Belzoni et ses voyages dans une contemporanéité confirmée par les choix narratifs sous-jacents. En arrière-plan, les réflexes sexistes des Orientaux comme des Occidentaux sont moqués, tout comme les rivalités nationales et les bassesses des petits chefs. De même, l’intégration des gravures renvoie à des représentations certes assez belles mais figées.
Avec la fin de cette trilogie des Voyages de Belzoni, les Éditions Flblb renouvellent une seconde fois la bande dessinée historique. La première, avec la Petite histoire du Grand Texas [4] puis la Petite histoire des colonies française, se fondait déjà sur l’humour et le décalage entre un point de vue contemporain et la reprise d’un récit martelé par ailleurs. L’ironie créée par le parallèle entre la bande dessinée et son sous-texte incitait à relire toute l’histoire « entre les lignes » pour s’éloigner du discours des « vainqueurs ». Cette fois, avec les tribulations de Belzoni, nous assistons à une redynamisation du récit historique où la place des acteurs - en l’occurrence celle de Sarah et Giambatista - est primordiale mais fortement reliée à un contexte par essence conjoncturel - ici, la rivalité entre la France et l’Angleterre - revu à l’aune de problématiques contemporaines. Donner un coup de jeune à l’histoire et à l’archéologie : paradoxe réussi.
(par Frédéric HOJLO)
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– Voyages en Égypte et en Nubie de Giambattista Belzoni. Premier voyage - Par Lucie Castel (dessin), Nicole Augereau & Grégory Jarry (scénario) - Éditions Flblb - 160 pages en noir & blanc - 21 x 28 cm - couverture souple avec rabats - ISBN 9782357611351 - parution le 16 novembre 2017.
– Voyages en Égypte et en Nubie de Giambattista Belzoni. Deuxième voyage - Par Lucie Castel (dessin), Nicole Augereau & Grégory Jarry (scénario) - Éditions Flblb - 21 x 28 cm - 160 pages en noir & blanc - couverture souple avec rabats - ISBN 9782357611474 - parution le 20 septembre 2018.
– Voyages en Égypte et en Nubie de Giambattista Belzoni. Troisième voyage - Par Lucie Castel (dessin), Nicole Augereau & Grégory Jarry (scénario) - Éditions Flblb - 21 x 28 cm - 160 pages en noir & blanc - couverture souple avec rabats - ISBN 9782357611832 - parution le 20 février 2020.
Lire en intégralité et gratuitement le premier et le deuxième volumes. Lire quelques pages du troisième volume.
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[1] Pour ce tome 3 : Philippe Mainterot, maître de conférences en histoire de l’art et archéologie à l’université de Poitiers, et Maël Crepy, géographe au sein du projet ERC Desert Networks.
[2] Outre les dessins d’intérieur de couverture directement issus du volume d’illustrations accompagnant la première édition du livre de Belzoni, les gravures présentes dans le corps de ce troisième volume sont extraites d’ouvrages parus entre 1809 et 1888.
[3] Flblb, 2006-2012.
[4] Grégory Jarry & Otto T., 2005.