Le Discours de la panthère débute comme un mythe ancien ou une fable classique. Sur une petite île, un buffle s’épuise à pousser de la tête une montagne. Son but est de la déplacer pour éviter la chute d’un corps céleste. Un songe lui fait prédire la destruction de ce bout de terre. Mordu par un varan affamé, il s’essouffle et désespère. Le varan, touché par le récit du buffle, l’accompagne dans son travail de Sisyphe. Quand son ami meurt, il refuse que d’autres animaux se nourrissent de sa dépouille et cherche à le mettre en terre.
Sans transition s’ouvre un deuxième court récit animalier, dans lequel une autruche parvient à sortir la tête du sable et s’étonne du monde qu’elle découvre. Viennent ensuite des oiseaux et un rhinocéros, un éléphanteau et son aïeul, un bernard-l’hermite, un jeune singe et sa mère, et bien sûr une panthère noire. Tous se croisent et se rejoignent dans les six histoires écrites et dessinées par Jérémie Moreau.
De prime abord, cet ensemble fait penser à un recueil de fables, à situer à mi-chemin entre Ésope et Rudyard Kipling. Les animaux s’y expriment mieux que des humains, interagissent avec beaucoup de civilité et vivent des aventures signifiantes voire édifiantes - même si l’auteur évite soigneusement de rendre toute morale explicite. L’autruche leurrée pendant longtemps par une taupe est récompensée de son émancipation par un émerveillement constamment renouvelé. L’éléphanteau chargé de la mémoire du monde s’affranchit de sa pesante obligation quand il comprend que les traces du passé sont partout.
Dans un monde atemporel et vide d’hommes, les animaux sont pleinement acteurs de leur destin. Doués de raison, ils oscillent entre candeur et sagesse, osent sortir de leur condition, s’enrichissent mutuellement. Ils forment une « humanité » à part entière, avec sa conscience d’être au monde, ses paradoxes et apories. Pour autant, ce monde n’est pas figé. Les échanges, les rencontres et les questionnements conduisent à des remises en cause. L’individuel comme le collectif sont questionnés.
Le Discours de la panthère est probablement l’ouvrage le plus mystérieux de Jérémie Moreau - ce n’est donc pas un hasard qu’il soit édité par 2024. Belle, d’une beauté un peu lisse, rassurante, mais dure par les thèmes évoqués, cette bande dessinée prend le risque de désarçonner les nombreux lecteurs qui ont aimé La Saga de Grimr (Delcourt, 2017, Fauve d’or à Angoulême en 2018) et Penss et les plis du monde (Delcourt, 2019). Sous une apparente légèreté, pleine de douceur et de malice, se cache une profondeur qui offre la possibilité de plusieurs lectures : multiples lectures - ce livre ne vieillira pas - et lecture à plusieurs degrés - récits animaliers, d’aventure, moralistes, écologistes...
La couverture, le dessin et les couleurs évoquent les albums jeunesse. Édité dans un grand format sur un papier épais, Le Discours de la panthère est un bel objet conçu pour mettre en valeur les choix esthétiques de l’auteur. Entièrement réalisé en numérique, l’ouvrage fait la part belle aux grandes images de couleurs claires mais aux tons changeants. Le trait est fin et souple, les compositions rigoureuses mais variées. Il n’est pas étonnant que Jérémie Moreau cite Winsor NcCay, Taiyō Matsumoto, Chris Ware et Nick Drnaso parmi ses références. Un simple feuilletage suffit au plaisir du regard.
Les plus jeunes pourront donc faire du Discours de la panthère une lecture agréable et profitable. Tous y trouveront matière à réfléchir. Jérémie Moreau y trace, sans prétention, l’ébauche d’une philosophie où l’homme n’est plus le centre - la panthère se nomme d’ailleurs Sophia. Car ses personnages-animaux ne sont pas des déguisements ou des prétextes, encore moins une solution de facilité pour traiter de sujets humains. Certes ce que vit la faune qu’il met en scène peut toucher chaque lecteur et provoque rapidement l’empathie. Mais les animaux valent par eux-mêmes et leur intégration à leur environnement.
Prenant le contrepied de l’anthropocène, dans lequel la technologie humaine, associée à la mégalomanie, a conduit les conséquences de la vie des hommes à dépasser les forces de la nature, Jérémie Moreau adopte un point de vue « extra-humain ». L’arc narratif qui encadre les différents récits du livre confirme ce choix en dressant une ligne invisible mais intangible entre l’homme et l’animal. Le Discours de la panthère dessine finalement les contours d’une humanité hors de l’homme.
(par Frédéric HOJLO)
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Le Discours de la panthère - Par Jérémie Moreau - Éditions 2024 - 25,4 x 34,4 cm - 108 pages couleurs - couverture cartonnée avec marquage à chaud - parution le 22 octobre 2020.
Consulter le site de l’auteur & lire les premières pages de l’ouvrage.
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