« J’ai toujours été plus intéressé par les aventures réalistes que par l’humour, nous confie Daniel Maghen. Et j’avoue avoir toujours voué une profonde admiration pour ce Belge qui dessinait si bien la France alors qu’il n’y avait que peu séjourné. Un peu comme Chaland traduisit Bruxelles une génération plus tard ! »
Si Maghen est présent au vernissage de l’exposition Gil Jourdan de la Maison de la BD, c’est bien entendu pour sa biographie en images de Maurice Tillieux, un ouvrage aussi dense que riche en documents originaux qui poursuit la ligne éditoriale des recueils consacrés par le galeriste à Vicomte, Juillard et Cosey.
« Cela fait plus de deux ans que nous travaillons sur ce projet, raconte Maghen. Pour les Belges, Tillieux semble incontournable, mais en France, cette prise de conscience paraît moins évidente. De plus, la nouvelle mouture des intégrales de Gil Jourdan nous a à la fois conforté dans notre idée et retardé sa mise en œuvre. Conforté car l’intérêt consacré à Tillieux était plus large que nous le pensions, mais nous avons dû revoir les documents que nous pensions utiliser, puisqu’une partie d’entre eux se retrouvaient dans les dossiers de Dupuis. »
Une exposition consacrée à Gil Jourdan
La Maison de la BD, quant à elle, expose donc à Bruxelles une large gamme de documents, se concentrant sur Gil Jourdan, le fameux détective né dans les pages de Spirou, reprenant le concept du trio de la série Félix, première grande création de Tillieux, qui avait fait ses preuves au sein de l’hebdomadaire belges des années 1950, Héroïc albums.
L’exposition comprend des originaux de presque tous les albums de la série se concentrant principalement sur trois titres mythiques que sont Popaïne et vieux tableaux, La Voiture immergée et Les Cargos du crépuscule. Les planches présentées permettent de saisir au plus près les talents de Tillieux : l’humour de comédie entre les personnages principaux, la montée du suspense par des cadrages audacieux et des jeux d’ombres rythmés, un cadre parisien vivant et typique, des voitures aussi authentiques que rapidement cabossées, mais également un sens narratif de la couleur, comme en témoigne le jeu d’aplats dans La Voiture immergée. En inspectant ces œuvres anthologiques, on comprend mieux comment la série a pu charmer petits et grands. L’apparente bonhommie des personnages permettait une lecture de l’aventure au premier degré, alors que la force des dialogues et la violence de certaines scènes s’adressaient à un public plus adulte.
Si c’est la première fois que Daniel Maghen réalise la biographie d’un auteur décédé, il parvient néanmoins à lui donner la parole à travers le temps, par le biais de ses dessins bien entendu, mais aussi par quelques morceaux choisis d’interviews, tapés à l’aide d’une vieille machine à écrire, comme dans tout bon polar : « [Gil Jourdan] a, dès le début, connu le succès, explique donc Maurice Tillieux dans ces pages. D’après le référendum Spirou, environ 80 % des lecteurs la lisaient régulièrement. À un certain moment, il y a eu une baisse sensible, c’était je crois avec l’épisode de "La Voiture immergée"… Mais par la suite, la remontée a été spectaculaire !!! »
Une première époque mythique
Lire ces propos tout en se baladant au gré de l’univers de Tillieux avec les épreuves de la biographie de Maghen d’un côté et les planches de l’époque dans la Maison de la BD de l’autre, revêt donc un intérêt complémentaire. On se rappelle ainsi comment la France censura les deux premiers titres de la série, considérant que la Police y était décrite de manière dénigrante. Tillieux y prit-il garde, en reformant que le trio, de manière à ce que Crouton soit (un peu) moins le dindon de la farce ? Quoiqu’il en soit, La Voiture immergée marqua un net tournant vers le réalisme et les ambiances angoissantes, de quoi sans doute expliquer ce momentané désintérêt des lecteurs, chamboulés par cette nouvelle donne.
Le voyage à travers les planches permet de bien mettre ces éléments en place : La Poursuite est digne d’un film de Lautner dialogué Audiard. Le diptyque Libellule s’évade et Popaïne et vieux tableaux exploite pleinement le duo de comédie confrontant les pitreries de l’assistant hilare de Gil Jourdan avec les bourdes d’un policier plus abruti qu’efficace.
Mais, dès la première planche de La Voiture immergée, un certain décalage s’installe, sans doute la conséquence du malaise des lecteurs : loin de Paris, les éléments se déchaînent dans un décor lugubre. Les scènes suivantes prolongent ce tournant (14 planches de cet album sont exposées) : le polar est définitivement installé, ponctué de quelques scènes hilarantes émmaillés de ces jeux de mots dont Tillieux avait le secret. Il faut admirer comment l’auteur parvenait à faire rire dès le premier strip pour mieux amener une une scène angoissante dans le second, faisant monter graduellement le suspens dans les troisième et quatrième... Un régal !
« Nous ne présentons que des fac-similés des planches et couvertures de "La Poursuite" et de "Libellule s’évade", explique François Deneyer, responsable de la Maison de la bande dessinée. La famille Tillieux détient la globalité de celles-ci, mais elle est encore refroidie d’un vol qui s’était produit lors d’une exposition précédente au CBBD [1]. Sinon, j’ai la chance d’avoir personnellement quatre planches de La Voiture immergée, et j’ai pu réunir ce choix d’originaux grâce à des collectionneurs. C’est autant un plaisir pour eux que pour moi de pouvoir tous les rassembler pour les présenter aux amateurs de Tillieux. »
Seconde époque et curiosités
Difficile de placer une ligne de démarcation, mais il faut reconnaître qu’une seconde époque progressivement s’installe dans Gil Jourdan : des décors plus limités voire absents, une intrigue quelque peu délayée, quelques approximations dans les physionomies naguère si expressives, bref l’impression qu’une rupture.
Il faut dire que Tillieux est de plus en plus sollicité pour scénariser les aventures de ses amis de Dupuis. Comme nous le savons, c’est alors Gos qui dessinera la suite des aventures du trio, devenu quatuor depuis longtemps. Mais quand celui-ci se lancera avec succès dans Khéna et le Scrameustache, Tillieux s’apprêtait à reprendre lui-même le dessin, ignorant alors que la grande faucheuse l’empêcherait d’exécuter son projet...
La particularité de l’exposition bruxelloise est de mettre en avant cette évolution grâce à la qualité des documents présentés et au thème restreint volontairement à Gil Jourdan. Bien entendu, c’est aussi l’occasion de faire le lien entre les intrigues et les décors de cette série avec ceux de Félix, la première grande période créative du maître, véritable gisement à idées que Tillieux recycla (dans Gil Jourdan, dans Tif & Tondu, dans Jess Long, dans Natacha...) à une époque où ces récits d’Héroïc Albums n’étaient plus connus que de quelques collectionneurs. Il aurait été en effet dommage de les laisser dans l’oubli.
L’exposition présente également d’autres curiosités comme divers albums en langues étrangères, des gouaches réalisées pour les albums Gags de poche, ainsi que des publicités dessinées par Tillieux où son goût pour les voitures ressort pleinement. Autre source d’intérêt : des maquettes réalisées spécialement pour cette exposition qui présentent des scènes mythiques de la série.
Notre focus sur cette exposition, nous oblige à faire l’impasse sur les autres points forts de cette très belle biographie publiée chez Maghen (introduction savoureuse de Schuiten, qualité des documents, explication des couleurs), car nous aurons l’occasion d’y revenir en détails prochainement à l’occasion de l’exposition prévue dans la galerie parisienne de l’éditeur. Mais pour ceux qui ne sauraient attendre, le petit détour par la Maison de la BD leur offrira de rares moments de plaisir et d’étonnement.
(par Charles-Louis Detournay)
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Visiter l’exposition "Gil Jourdan, un privé dans la BD", ouverte du mardi au dimanche inclus, de 10 à 18H, jusqu’au 2 octobre 2011 :
La Maison de la Bande Dessinée
Boulevard de l’Impératrice 1
1000 Bruxelles
02/502.94.68
info@jije.org
[1] La planche dérobée fut heureusement retrouvée par un lecteur consciencieux qui l’avait achetée en toute bonne foi dans un magasin bruxellois.
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