Romans Graphiques

Les Pizzlys, par Jérémie Moreau : une fiction hybride entre bande dessinée et sciences sociales

Par Thomas FIGUERES le 10 octobre 2022                      Lien  
Jérémie Moreau est sans aucun doute, à 35 ans seulement, l’un des auteurs les plus pertinents de la scène française de la bande dessinée. Après un Fauve d’or en 2018 pour "La Saga de Grimr" (éd. Delcourt), et un passage tout en poésie par les éditions 2024 avec son "Discours de la panthère", l’auteur signe son retour chez Delcourt avec un tout nouvel album intitulé "Les Pizzlys". L’histoire de trois frères et sœurs, livrés à eux-mêmes, dans une ville étouffante. Hasard du destin, l’Alaska va se présenter à eux. Embarquement immédiat, direction les vestiges du peuple autochtone Gwich’in.

Nathan est un jeune conducteur de VTC. Il roule sans cesse afin de rembourser le crédit qu’il a contracté pour se procurer sa BMW et nourrir sa sœur Zoé, et son frère Étienne. La fratrie est orpheline de leur mère, décédée il y a peu. Ils sont désormais livrés à leur propre sort dans l’appartement citadin où ils ont grandi. En conduisant chaque jour, des automatismes naissent et Nathan est régulièrement victime d’absences et de vertiges qu’il ne parvient pas à expliquer. Ceux-ci sont d’autant plus forts le jour où il accepte la course d’Annie, direction l’aéroport. Problème, son smartphone ne répond plus et sans GPS, impossible pour Nathan de parvenir à s’y rendre.

Les Pizzlys, par Jérémie Moreau : une fiction hybride entre bande dessinée et sciences sociales
© éditions Delcourt

Annie est originaire d’Alaska. Voilà quarante ans qu’elle n’y est pas retournée. Elle est issue d’un peuple autochtone, les Giwch’in, et entend renouer avec ses racines et sa terre natale. Ensembles, les deux personnages vont avoir un accident lors d’un nouveau vertige de Nathan, le capot de la berline noire est embouti contre un arbre. C’est le déclic pour le jeune homme au bord du burn-out, suite à une proposition de la vieille femme, les trois frères et sœurs plient bagages et partent avec elle en Alaska, territoire des Pizzlys.

© éditions Delcourt

Interlude. Qu’est-ce qu’un pizzly ? Pizzly, aussi appelé grolar, est le nom donné aux animaux issus de l’hybridation entre un grizzly et un ours blanc. Ces deux espèces ne sont normalement pas supposée se rencontrer, leurs habitats naturels étant distincts. Mais le réchauffement climatique et la fonte des glaces à l’œuvre provoquent des déplacements de populations et bouleversent nos écosystèmes. L’apparition des pizzlys est l’une des manifestations des mutations en cours. Fin de l’aparté et retour aux aventures de Nathan, Zoé, Étienne et Annie.

Extrait page 55
© éditions Delcourt

Ce départ pour l’Alaska est-il lâche ? Nathan fuit-il ses problèmes ? N’aurait-on pas préféré le voir faire face à l’adversité pour en sortir grandi ? Une success story réconfortante comme l’imaginaire occidental nous sert si souvent... Non. Jérémie Moreau n’est plus le lecteur de shōnen d’antan qui nous donnait à lire l’excellent Max Winson (éd. Delcourt) en 2014. Ici, Nathan refuse l’absence de sens de la vie citadine où l’humain peine à s’épanouir car enserré dans l’étau économique du système capitalistique. C’est un choix on ne peut plus raisonné, une quête de sens qui le mène jusqu’en Alaska, avec Annie comme guide.

© éditions Delcourt

De retour dans le village de son enfance, la vieille femme ne trouve que des souvenirs. La vie qu’elle a connue est sur le point de disparaître. Elle entreprend de transmettre les savoirs et pratiques dont elle a hérités aux trois jeunes gens qui l’accompagnent, leur faire découvrir un autre rapport au vivant. Certaines réticences apparaissent au départ, mais rapidement les jeunes gens s’acclimatent à la rudesse du mode de vie d’Annie, pourtant aux antipodes de la notion de confort que leur a imposée la modernité occidentale.

La traque, la chasse, se repérer dans la nature, identifier les végétaux comestibles, se confectionner des vêtements adaptés au climat, mais aussi apprendre à vivre sans électricité ou presque, sans télévision, réseaux sociaux, smartphones, ni Switch. " - Votre homme a marché sur la lune mais ne sait plus habiter la terre" dit un ami d’Annie, également autochtone.

C’est précisément l’asymétrie du rapport entre humains et vivants non-humains que Jérémie Moreau questionne dans ce nouvel album. L’impossible existence de ce rapport en ville, face à sa permanence au sein de modes de vie ancestraux et malheureusement en voie de disparition. Ce faisant, l’auteur de Penss et les plis du monde (éd. Delcourt), traite de problématiques connexes telles que le réchauffement climatique. Annie est décontenancée par les perturbations dans la rythmique de la nature qu’elle a connue enfant.

© éditions Delcourt

Fatalisme ou espoir, le grand écart générationnel

La mise en scène de ce personnage est également l’occasion pour Jérémie Moreau de mettre en lumière un drame en cours à l’Est de l’Alaska ainsi qu’à l’extrême Ouest du Canada dans le territoire du Yukon : la disparition du mode de vie du peuple autochtone Gwich’in. Victimes des mutations de leur écosystème découlant du réchauffement climatique et impactant leurs pratiques de chasseurs-cueilleurs, les Gwich’in sont également rongés par la pauvreté dans laquelle les états états-uniens et canadiens les ont plongés.

Alcool, drogue, absence de travail, inaccessibilité des universités et acculturation progressive, quand elle n’est pas forcée, rapport aux enlèvements d’enfants autochtones et leur replacement dans des foyers extérieurs à leur culture dès le plus jeune âge, menacent l’existence-même de ce peuple.

© éditions Delcourt

La gravité de ces sujets, bien qu’essentielle, est toutefois contrebalancée par l’espoir que porte la jeune génération. Genee, la fille de Mike qui est le voisin d’Annie et dont la maison est l’une des dernières du village à être habitée, possède un lien spirituel fort avec la forêt et la nature qui l’entoure. Elle vit de nombreux rêves la nuit et les retranscrit le jour au travers de dessins qu’elle partage avec Zoé, la sœur de Nathan. En échangeant autour de ses voyages oniriques, la jeune fille écarte tout fatalisme et montre à Zoé la beauté du monde à venir. Lorsqu’elle est éveillée, Genee rêve d’un monde meilleur, un monde à bâtir.

© éditions Delcourt

Et les pizzlys dont nous vous expliquions un peu plus haut l’origine, sont le symbole de cet état d’esprit. Cette nouvelle espèce est à la fois un symptôme des maux dont souffre notre planète, tout en étant une preuve de la force de sa capacité d’adaptabilité. De nouveaux modes d’existence sont aujourd’hui à penser et il est clair que l’anthropologie, de par sa nature même, sa capacité d’analyse des modes de vie et des systèmes relationnels, a beaucoup à nous apporter.

Bande dessinée et anthropologie, un dialogue en plein essor :

En publiant Les Pizzlys, Jérémie Moreau rend la prise de recul nécessaire à la pratique anthropologique accessible à tous au travers d’une fiction rondement menée, avec des personnages attachants et dont la caractérisation devrait servir d’exemple. Il n’est donc pas étonnant de voir citer en fin d’album des auteurs et autrices tels que Miguel Benasayag, Baptiste Morizot et Nastassja Martin, partisans d’une redéfinition de notre rapport aux vivants.

© éditions Delcourt

Cette dernière est par ailleurs élève de l’anthropologue français Philippe Descola qui vient de publier, en collaboration avec Alessandro Pignocchi, Ethnographies des mondes à venir aux éditions du Seuil, un ouvrage mêlant bande dessinée et entretiens. Nous pourrions également citer le reste de la bibliographie du dessinateur et philosophe, et notamment son Petit traité d’écologie sauvage (éd. Steinkis) dans lequel il nous présente une inversion des rapports et mode de pensées non sans un certain humour. Les éditions The Hoochie Coochie publiaient également en cette rentrée Les Pigments sauvages d’Alex Chauvel dont le titre est une référence tout juste voilée à La Pensée sauvage de C. Lévi-Strauss, autre grand nom français de l’anthropologie.

Fondateur du structuralisme, il est l’auteur de l’article Le Temps du mythe, paru dans la revue Les Annales en 1971. Dans cet article devenu historique, l’ethnographe développe à propos de la permanence du mythe en Amérique, ainsi que ses moyens d’évolution, de transformation et de mutation, tous induits par les événements et expériences propres vécus par chacune des tribus, chacun des peuples. Ces mutations peuvent prendre différentes formes parmi lesquelles, un retour en arrière, vers une version antérieure du mythe, ou au contraire, s’adapter au nouveau cadre traditionnel en place suite à un événement historique donné. Il n’en reste pas moins l’existence d’un socle commun au développement des mythologies, un système inébranlable.

© éditions Delcourt

En invoquant à plusieurs reprises le temps du mythe, Annie rappelle la force vitale de la mythologie de son peuple et par extension la persistance du rapport entretenu avec le reste du vivant. Celui-ci survivra et s’adaptera car, pour citer C. Lévi-Strauss :« À peine ébranlé en un point, le système cherche son équilibre en réagissant dans sa totalité, et il le retrouve par le moyen d’une mythologie qui peut être causalement liée à l’histoire en chacune de ses parties mais qui, prise dans son ensemble, résiste à son cours, et réajuste constamment sa propre grille pour qu’elle offre la moindre résistance au torrent des événements qui, l’expérience le prouve, est rarement assez fort pour la défoncer et l’emporter dans son flux. »

Amateurs de bandes dessinées, l’ignorance ne vous est donc plus permise. Votre média favori se fait le porte-voix de courants de pensée prônant la nécessaire relecture du rapport entre l’humain et le reste du vivant. Et comme nous venons de le démontrer, il le fait de bien des manières afin que chacun puisse, s’ils le souhaitent, se saisir de ces sujets. Jérémie Moreau nous en livre ici sa vision, pleine de contradictions, entre amour du genre humain et dégoût de ce qu’il a créé. Mais loin de rendre le propos illisible, cette réflexion conserve sa cohérence du début à la fin grâce à une maîtrise des outils de la bande dessinée impressionnante : découpage savamment orchestré, caractérisation graphique des personnages impeccable et traitement de la couleur appuyant lesdites contradictions en passant du fluo au fondu en un rien de temps. Un livre important à ne surtout pas manquer.

(par Thomas FIGUERES)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782413040811

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