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Memo Tembelçizer (caricaturiste turc) : "L’attaque contre Charlie Hebdo est un évènement dont la dimension mondiale me fait peur."

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 17 janvier 2015                      Lien  
Pilier de la revue turque Uykusuz, l'un des principaux journaux satiriques du pays avec Penguen et LeMan, Memo Tembelçizer est l'une des grandes figures du dessin satirique en Turquie. Il développe des bandes dessinées souvent autobiographiques teintées d'un humour caustique, pas très loin de celui d'un Trondheim par exemple.
Memo Tembelçizer (caricaturiste turc) : "L'attaque contre Charlie Hebdo est un évènement dont la dimension mondiale me fait peur."
Memo Tembelçizer
Photo : D. Pasamonik (L’Agence BD)

Comment jugez-vous le drame national et international vécu par Charlie Hebdo ?

L’attaque contre Charlie Hebdo est un évènement dont la dimension mondiale me fait peur. Beaucoup d’évènements terriblement violents ont été vécus jusqu’à ce jour en Turquie au nom de l’Islam, tels que les massacres de Sivas et de Maraş. La situation que je ressens pour notre pays est celle où l’Islam radical prend progressivement la forme d’une pression religieuse d’État. Cependant l’attaque sur Charlie Hebdo est un grand évènement d’une dimension qui peut redéfinir les équilibres mondiaux, rendre évidentes les tensions internationales, enclencher des conflits. Sur le plan professionnel, pour moi, c’est une très terrible agression à la pensée libertaire dont l’aspect effrayant est qu’elle a le potentiel de susciter des évènements qui pourraient se conclure en guerre.

Quelle a été la réaction des Turcs face à cette attaque ?

Dans un milieu restreint d’intellectuels et parmi les libertaires, il y en a qui proclament « Je suis Charlie », il y en a aussi qui auraient voulu le dire, mais ne le disent pas. À propos de la religion, la plupart de ceux qui en Turquie vivent à l’occidentale peuvent dire : « Ça, ça ne va pas ! » Toutefois, la majorité de ceux qui votent pour l’AKP [1], une grande masse conservatrice qui veut éliminer de Turquie les modes occidentaux de vie, jugent l’évènement comme « la sanction d’infidèles qui font la guerre aux Musulmans, en tuent, et qui, comme si cela ne suffisait pas, insultent le prophète ».

Nous pouvons voir cela dans les commentaires et menaces placés sur Facebook par beaucoup d’auteurs qui affichent ouvertement l’islamisme ; nous le comprenons aussi des twitters personnels de beaucoup de politiciens, même s’ils ne l’expriment pas officiellement. En France, tout le monde peut dire « Je suis Charlie », mais en Turquie le dire irait à l’encontre de la majorité de la population, tenant compte des menaces des mouvements radicaux [2]

Dans la chronique hebdomadaire d’Uykusuz, où il se dessine chaque semaine, Memo Tembelçizer résume bien la situation : "Je suis pour la liberté d’expression jusqu’à un certain point..." Dans le même temps, des onomatopées explicites montrent qu’il est en train de faire dans son froc.

Avec le gouvernement islamo-conservateur de M. Erdoğan, certains journaux ont eu des ennuis avec le pouvoir. Qu’en est-il aujourd’hui ?

Uykusuz n’a pas eu trop de problèmes juridiques, mais il faut de toute façon considérer que la presse turque vit sous une pression illégale. Les journalistes ne trouvent pas d’emploi dans les journaux, ceux qui en trouvent sont jetés en prison sous l’accusation de terrorisme. Erdoğan intervient lui-même sur les émissions des télévisions et les publications des journaux proches du pouvoir. Des groupes de presse sont proclamés ennemis ; en prétextant de sanctions fiscales, on met la main sur des journaux ou des chaînes de télévision, et l’État force leur vente à d’autres.

En fait, nous nous attendions à ce qu’avec l’attaque sur Charlie Hebdo, tous les regards se tournent vers nous. Cette semaine Uykusuz, Penguen, Girgir et Leman sont sorits avec “Je Suis Charlie” en couverture ; je ne peux pas déterminer ce qui se passera par la suite. Nous serons la cible de l’État, des groupes radicaux et de la majorité de la population.

Charlie Hebdo a-t-il influencé des journaux comme les vôtres. La parole anti-cléricale est-elle possible en Turquie ?

Les BD et les humoristes français ont toujours influencé l’humour turc. Mes camarades et moi, nous avons été très influencés par les anciens numéros de Hara Kiri et les publications de cette génération. Dans les années 1990-2000, je pense que nous avons été très proches de leur manière. Toutefois, en Turquie, on ne peut pas être ouvertement opposé à la religion ; et on ne l’a jamais été dans le monde de l’humour. Vous pouvez expliquer des modes de vie contraires à la religion, vous pouvez légèrement plaisanter, jusqu’à un certain degré, à propos de la bigoterie, mais un certain nombre de ceux qui ont critiqué la religion se sont attirés des catastrophes. On a essayé de mettre le feu à Sivas Aziz Nesin, qui avait publié les Versets sataniques de Salman Rushdie, mais à sa place, 34 intellectuels sont morts.

Turan Dursun, qui avait tenté d’écrire une Encyclopédie du Coran d’un point de vue athéiste, a été assassiné. L’année dernière, Sevan Nişanyan, qui avait fait une comparaison entre l’Islam et la Christianisme, a été condamné à quinze ans de prison, sous prétexte d’avoir effectué des constructions sans permis. Entre nous, nous plaisantons – « si nous étions Charlie Hebdo, nous le ferions », mais nous ne le faisons pas...

Pensez-vous que ce drame puisse avoir une influence quelconque en Turquie ?

Dans la société turque, il y a un clivage très ancien, mais qui est apparu ouvertement lors de l’affaire du Parc Gezi, entre mode de vie occidental et approche traditionnelle. Le gouvernement de l’AKP et Tayyip Erdoğan, en prenant parti de transformer cette opposition en conflit, gagne de la force. Les responsables de l’État, pour le moment, ont, contraints et forcés, condamné l’attaque sur Charlie Hebdo, mais dans quelque temps, Tayyip Erdoğan montrera à nouveau son attitude agressive habituelle.

À long terme, je ne m’attends pas à ce qu’ils défendent un concept de « liberté d’expression » auquel ils n’ont jamais cru et qu’ils renoncent aux politiques régionales qu’ils mènent. En fait, je pense même qu’ils vont utiliser l’attaque contre Charlie Hebdo pour renforcer encore la politique despotique conduite pour attiser l’opposition sociale que je viens d’évoquer. Si on y ajoute le comportement que les États occidentaux peuvent avoir à l’égard de l’État turc, les libertaires de Turquie ne doivent pas s’attendre à beaucoup de jours plaisants.

Propos recueillis par Didier Pasamonik

D’AUTRES CONTRIBUTIONS DES DESSINATEURS D’UYKUSUZ :

Le terroriste demande : Qui est Charlie ?
(c) Uykusuz
Caricature du premier ministre islamo-conservateur turc, Ahmet Davutoglou, défilant à Paris parmi les manifestants de la journée de soutien "Je suis Charlie". Le texte dit : "Sûr que Tayyip [Erdoğan] serait très en colère si nous faisons la même chose en Turquie..."
(c) Uykusuz
(c) Uykusuz

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

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