La société Moulinsart, administrée par Nick Rodwell, en charge de l’exploitation commerciale de l’œuvre d’Hergé et de la gestion de ses droits, ne semble jamais prendre de pause. Chacun pourra juger de son zèle avec le dernier exemple en date d’intervention aussi rapide qu’efficace. Moulinsart est en effet parvenu à décourager des galeristes lausannois d’exposer des peintures inspirées de l’univers hergéen.
L’exposition devait se tenir du 5 au 29 septembre 2019 à l’Espace RichterBuxtorf, avenue William Fraisse à Lausanne. Se tenant dans le cadre du Off du festival BDFIL, son programme était connu depuis plusieurs semaines. L’artiste invité, l’Allemand Atak (Georg Barber), devait présenter des originaux de son ouvrage Martha était là (Éditions Les Fourmis Rouges, juin 2016) mais aussi des peintures annoncées comme un hommage aux aventures de Tintin.
Cette exposition, d’ampleur relativement modeste, n’a cependant pas eu l’heur de plaire aux gardiens de l’œuvre d’Hergé. La demande est parvenue aux galeristes Gilles Richter et Régine Buxtorf rapidement. Pas assez cependant pour empêcher quelques visiteurs de voir les peintures de l’artiste allemand : l’exposition a ouvert ses portes ce jeudi 5 septembre pour finalement les refermer le lendemain.
L’Espace RichterBuxtorf s’en est alors expliqué publiquement, sur sa vitrine ainsi que sa page Facebook. La fermeture a été décidée à la suite d’une « demande des juristes de Moulinsart SA ». Quelques explications complémentaires sont également avancées sur le site de la galerie. Celle-ci affirme ne pas avoir « les moyens d’engager une guerre par avocats interposés » alors que le peintre ne ferait que « citer » et user de son « droit lié à la liberté artistique ».
La demande de Moulinsart peut paraître étonnante. Elle relance certes le débat récurrent sur la gestion de l’image de Tintin et sur la définition des frontières entre plagiat éhonté, digne hommage et parodie décapante. Elle n’est pas non plus nouvelle - loin de là - ou totalement illégitime - cela mérite discussion. Mais elle intervient alors que les peintures d’Atak ont déjà été publiquement montrées. Révélé par la revue suisse Strapazin, édité notamment par le Frémok, les éditions Thierry Magnier et Albin Michel, l’artiste né en 1967 à l’Est du Rideau de Fer a suffisamment de notoriété pour être régulièrement exposé à travers l’Europe. Il avait ainsi été invité dernièrement par La Ferme du Buisson à concevoir un Fan Art pour le Pulp festival 2019.
Le résultat, qui était resté visible pendant presque un mois à la médiathèque de Noisiel, était constitué d’un ensemble de peintures rendant « hommage », selon leur auteur interrogé par notre consœur Laurence Le Saux pour Télérama, aux aventures de Tintin. S’éloignant de la ligne claire d’Hergé, Atak redonnait vie au reporter grâce à une touche épaisse et à des couleurs vives. Il avait choisi de réinterpréter les couvertures des albums et de synthétiser en une seule peinture chacune des aventures.
Pour Atak, ses peintures sont à la fois une façon de saluer le travail d’Hergé, de renvoyer à l’enfance et d’exprimer, notamment par les couleurs, ses propres sentiments vis-à-vis de l’œuvre du dessinateur. Il aurait en outre souhaité en faire un livre, mais ses éditeurs, que ce soit en Allemagne ou en Belgique, ne l’ont pas suivi, craignant de devoir faire face à des procédures lancées par Moulinsart SA. Chaque peinture demeure donc unique et difficilement accessible.
La Ferme du Buisson n’a pas eu les mêmes ennuis que l’Espace RichterBuxtorf. À Lausanne, l’artiste et les galeristes sont à la recherche d’une solution qui permettrait de faire découvrir le travail d’Atak sans menacer la pérennité du lieu. L’exposition est présentée comme « momentanément fermée ». Nous ne savons cependant pas quand elle rouvrira ni sous quelle forme.
Quant à la société Moulinsart, elle fait en ce moment flèche de tout bois, puisque nous apprenions il y a quelques jours qu’elle avait poussé le Centre Belge de la Bande Dessinée et le dessinateur Emmanuel Lepage à redessiner une affiche sur laquelle était visible, entre autres motifs symboliques du 9e Art, la fusée lunaire de Tintin. La méthode ne change guère. La demande suffit à effrayer et à faire obtempérer. C’est compréhensible : le combat de David contre Goliath n’est pas précisément ce qui se fait de plus rassurant...
Reste à savoir quels seront les effets d’une telle politique à long terme. Le risque d’embaumement de la figure de Tintin n’est pas à exclure. Son aura, en l’absence de reprise et dans un tel contexte empêchant toute réappropriation, pourrait diminuer. À moins que la « tintinolâtrie » soit l’opium du XXIe siècle ?
(par Frédéric HOJLO)
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
Toutes les peintures illustrant cet article sont l’œuvre d’ATAK (Georg Barber) et ont été exposées du 5 au 27 avril 2019 à Noisiel (Seine-et-Marne) dans le cadre du Pulp Festival de La Ferme du Buisson. La photographie est extraite de la page Facebook de l’Espace RichterBuxtorf.
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