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Pierre-Denis Goux ("Nains") : « Le Character Design fait partie, avec le storyboard, des grandes phases d’échange au début d’un projet. »

Par Charles-Louis Detournay le 17 juin 2020                      Lien  
Avec "Elfes", "Nains" est l'une des grandes séries fondatrices de l'univers des "Terres d'Arran" chez Soleil, une série plébiscitée par le public qui fête ses cinq ans avec un 17e tome réalisé par Pierre-Denis Goux, qui est non seulement le "Character Designer" de cette saga, mais qui vient également d'en dessiner deux tomes d'affilée, une première dans cet univers multi-auteurs qui compte déjà 54 tomes.

Revenons tout d’abord aux sources de la série : comment vous êtes-vous imposé comme le Character Designer de Nains ?

Pierre-Denis Goux ("Nains") : « Le Character Design fait partie, avec le storyboard, des grandes phases d'échange au début d'un projet. »
Le premier tome de la série "Nains"
Designé et dessiné par Pierre-Denis Goux

Jean-Luc Istin, créateur de l’univers des Terres d’Arran et directeur de la collection, savait que je prends généralement beaucoup de plaisir dans la création des personnages en amont d’un projet. Lorsqu’on arrive à la réalisation de l’album lui-même, on se lance dans un marathon, avec des planches plus intéressantes à réaliser que d’autres en fonction des scènes à traiter. Le Character design représente à mes yeux la vraie naissance d’un projet : j’adore faire « sortir » le premier jet d’un personnage en fonction de la description de mon scénariste. À cela s’est ajouté le fait que j’avais déjà travaillé les nains dans la trilogie de Mjölnir.

Pour Nains, Jean-Luc avait la volonté de palier à ce qui n’avait pas été réalisé dans Elfes où chacun a imaginé sa propre vision des personnages, ce qui donne lieu parfois à quelques différences. Comme le scénario nous mettait face à des sociétés naines différentes, et pas faces à des races comme dans Elfes, nous avions vraiment besoin de cette cohérence graphique à retrouver dans tous les albums. Mon expérience sur les nains et mon plaisir dans cette partie de la création ont poussé Jean-Luc à me demander de prendre ce rôle.

Character design du nouvel ordre du Malt
Issu du tirage limité de Nains T17

Votre travail ne se limite pas aux personnages eux-mêmes : vous avez imaginé des vêtements, des runes et d’autres éléments pour assurer l’homogénéité graphique de cet univers.

Effectivement, nous avions besoin de codes visuels sur les costumes entre autres, qui identifient d’emblée à quel ordre appartient un nain. Ces détails prennent toute leur importance lorsque des nains de différents ordres sont amenés à se croiser : il faut pouvoir les identifier en un coup d’œil.

Comment de temps avez-vous consacré uniquement à la création de cette bible graphique, pierre fondatrice de la série ?

Des mois ! Au début du projet, j’ai reçu les cinq premiers scénarios et je me suis investi dans une grosse session pour sortir tous les personnages de ces scénarios. Mais ma première réflexion a été le développement des symboles déterminés ensemble avec Nicolas Jarry : les deux ellipses pour le marteau sur la forge, ou le bouclier bien rond pour l’ordre du même nom, etc. Ensuite, j’ai extrapolé le costume de base du nain typique de chaque ordre. Enfin, en fonction de chaque personnage des récits, entraient en compte leur caractère et leur fonction qui influencent énormément leurs habits.

Character design du nouvel ordre du Malt
Issu du tirage limité de Nains T17

Comme tout un chacun, vous disposez de vos propres influences ?

Nains T17 : Gurdan du Malt
Version limitée N&B grand format

Ma référence de travail dans ce type d’univers est ce qui a été réalisé par Weta Workshop sur Le Seigneur des anneaux et Le Hobbit. Où ils ont justement eu cette même réflexion : prendre une thématique visuelle et décliner autour d’elle tous les costumes et les armes nécessaires. Cette logique de conception demeure une règle très simple, mais elle fonctionne parfaitement dans l’Heroic Fantasy. Un exemple : le symbole de la peuplade du lac dans Le Hobbit est le poisson, que l’on retrouve dans les gardes d’épées, sur les épaulières, etc.

Dans Nains, on peut donc résumer que vous travaillez les habits et costumes en lien avec l’ordre, tandis que le physique du personnage est lié à son caractère. On peut dès lors parler d’identité graphique.

Effectivement, le costume est lié à l’uniforme, pour identifier les personnages dans tous les albums. Quant aux traits du visage, la carrure et la silhouette du personnage, je les extrapole à partir du caractère du personnage. On verra la différence entre un vieux sage fourbu par le poids des années, et un nain volubile qui sera forcément plus ventru et plus jovial.

Une fois que les personnages sont posés sur papier, je renvoie le tout vers Jean-Luc Istin et Nicolas Jarry, afin qu’ils me donnent leur aval ou remontent des commentaires. Bien entendu, cela arrive d’avoir quelques corrections sur un personnage car ils avaient souhaité souligner un élément ou un autre, Cela fait partie, avec le story-board, des grandes phases d’échange au début d’un projet.

Character design du nouvel ordre du Malt
Issu du tirage limité de Nains T17

Une fois cette étape validée, vous avez alors envoyé les dessins des personnages et des éléments vers les dessinateurs concernant les albums que vous ne réalisez pas vous-même ?

Cela s’est déroulé ainsi sur la première saison de cinq tomes. Fort de ce travail, on a ainsi posé les codes visuels de chaque ordre pour la suite des albums. En fonction des auteurs, certains roulent donc maintenant de manière indépendante, tandis que d’autres me demandent de temps en temps de sortir encore des concepts. Par exemple, Giovianni Russo qui prend le relais avec le tome 22 sur [l’Ordre du malt, à savoir la suite du tome 17 que j’ai moi-même réalisé : comme il met pour la première fois les pieds dans la série Nains, j’ai redéfini une série de concepts pour lui, afin qu’il puisse démarrer posément.

Masses de noir et aquarelle à l’encre font leur apparition dans le travail de Pierre-Denis Goux
Issu du tirage limité N&B du T17 : Gurdan du Malt

On peut imaginer que la série Nains soit particulière pour vous grâce à votre investissement. Est-ce que vous discutez des futurs développements de la série avec Nicolas Jarry ?

Même si Nains reste une série collective, j’y ai glissé une grande part de moi en son sein. Je me sens donc plus impliqué par rapport à d’autres séries collectives. Oui, je discute un peu avec Jean-Luc et beaucoup avec Nicolas concernant la série, nous réalisons de fréquents brainstormings sur ce que nous avons envie de raconter par la suite. Nicolas et moi apprécions surtout avoir beaucoup d’échanges sur la base de scénarios avant de passer au dessin en lui-même. J’ai du mal à aborder un récit de manière froide : il faut que je m’implique, que je ressente ce que vivent les personnages, pour le transcrire au mieux. Cela dépend bien entendu des auteurs. Certains dessinateurs s’en fichent, d’autres scénaristes ne modifieront pas leur façon de travailler, mais comme Nicolas est très ouvert et que cet échange fonctionne bien ainsi, nous avons toutes les raisons de continuer.

Y a-t-il des pistes que vous désirez accentuer dans les prochains tomes ?

Tout d’abord sur l’aspect psychologique de nos personnages, et j’en parle avec Nicolas. Également sur les Terres d’Arran en elles-mêmes, des pistes sont en train de se mettre en place, sur lesquelles j’ai très envie de travailler. Il est encore un peu tôt pour préciser les choses, mais attendez-vous à des surprises à la rentrée prochaine ! Mais cela va nous permettre d’aller plus loin concernant la Forge et la magie runique, et ce n’est pas plus mal d’apporter de la nouveauté après les quatre albums que j’ai réalisés sur la Forge. Parce que j’avais le sentiment de tourner un peu rond…

Nains T16 : Tala de la Forge

Votre précédent album, le T. 16 de Nains, était pourtant déjà des plus réussis !?

Sans doute car j’ai eu la chance de bénéficier de nouveaux thèmes, avec les naines d’un côté, et cet aspect de caste secrète de l’autre, qui apportent leur part de renouveau. Mais je me rends compte que je dessine des éléments que je maîtrisais, alors que je cherche plutôt à mettre un peu en danger. Quoiqu’il en soit, ce qui va se mettre en chantier apporte son lot de nouveaux défis, et donc de combler mes attentes.

Tala de la Forge donne le sentiment que vous lâchez plus votre trait, que vous êtes prêts à avoir par exemple des visages moins stylisés pour vous focaliser sur l’ambiance… ?

J’essaye de faire évoluer mon dessin et mon trait en permanence. À chaque planche que je réalise, j’essaye de dénicher de nouvelles astuces graphiques, que cela soit dans mon encrage, ou ma manière de dessiner. Ce qui vous a marqué n’est donc que la suite de l’évolution logique de mon trait.

À mes débuts, je disposais d’un dessin très figé et fermé. Mon encrage était pratiquement identique à mon dessin, trait pour trait. Je ne parvenais pas à faire suffisamment confiance à mon dessin sans être certain à 100% de ce que j’allais encrer. J’ai bien entendu évolué, vers un crayonné de plus en plus léger, afin de réaliser beaucoup d’éléments directement à l’encrage.

J’essaie aussi d’accentuer le dynamisme et la souplesse des personnage. Ce qui représente d’ailleurs le vrai défi sur ce type de série : anatomiquement parlant, un nain n’est pas censé être leste, pourtant j’adore leur donner beaucoup de dynamisme pour accentuer le sentiment de mouvement. Pour apporter du mouvement en bande dessinée, il faut forcément exagérer.

Extrait Tala de la Forge, éditions Soleil

Votre méthode de cadrage participe-t-elle à cette accentuation recherchée ?

Ce type d’astuce participe effectivement au dynamisme. Je mets aussi beaucoup de tension et de courbes dans un bras pour accentuer son mouvement. On peut effectivement se retrouver avec des positions anatomiquement peu probables. En bande dessinée, il faut garder à l’esprit que le plus important reste la narration, et l’intention de ce qu’on raconte. Déformer la réalité ne pose pas de problème si cela sert la narration.

C’est pareil avec la mise en couleurs. Les couleurs d’une planche de bande dessinée ne sont pas illustratives, elles servent à renforcer la narration.

Cela vous arrive-t-il de regarder ce que les autres dessinateurs réalisent sur la série ?

Je regarde bien entendu, mais je n’interviens pas, cela reste le rôle du directeur de collection. Il y a des exceptions, comme lorsqu’il a fallu intégrer le personnage de Redwin dans un tome d’Elfes. Parce que ce n’est jamais facile de s’approprier le personnage d’un autre.

Le tome 17 de ’Nains" en version couleur vient de paraître ce 17 juin.

Vous avez également donné un coup de main à Stéphane Bileau sur le tome 18 d’Elfes ?

C’était du dépannage entre copains, et c’est ce qui est agréable au sein de cet univers des Terres d’Arran : on se connaît pratiquement tous, on pourrait presque dire qu’on travaille en famille. Dès lors, lorsque l’un d’entre nous est dans la panade, on se propose spontanément pour lui donner un coup de main !

Cet effet de communauté n’était pas spécialement prévu initialement, mais cela s’est produit grâce à l’intelligence de Jean-Luc Istin et sa façon de collaborer avec des auteurs proches de lui qui se connaissaient déjà un peu entre eux. Si on restait tous dans notre coin, sans se parler, je ne pense pas que les séries bénéficieraient de cette plus-value qui se ressent dans les albums.

Nains T17 : Gurdan du Malt
Version couleur

Enfin, quels sont vos futurs projets ?

Je dessine un tome d’Orcs & Gobelins pour dépanner, comme je l’expliquais précédemment. Par la suite, je vais me lancer dans un projet plus personnel, un polar contemporain sur lequel je réfléchis actuellement. Je m’y mettrai après le tome 21 de Nains. Par la suite, j’ai le projet d’alterner un album de Nains avec un album de ce polar.

Depuis douze ans que je suis dessinateur, je n’ai pratiquement œuvré que dans la Fantasy. C’est mon univers de base, j’adore en réaliser, mais je n’ai pas pour autant envie de m’y cantonner. Je lorgne vers une narration plus Comics comme l’a fait Nicolas Petrimaux sur Il faut flinguer Ramirez, et travailler plus mes masses de noir. Un format franco-belge, mais avec moins de cases et plus de pages. J’ai demandé à Sylvain Cordurié de m’épauler au scénario et cela devrait normalement être édité chez Soleil.

Propos recueillis par Charles-Louis Detournay.

(par Charles-Louis Detournay)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN : 9782302080904

Nains, T. 17 Gurdan du Malt - Par Nicolas Jarry, Pierre-Denis Goux & Julia Pinchuk - Soleil

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- Une précédente interview de Pierre-Denis Goux : « Avec un personnage féminin, on a moins le droit à l’erreur. »
- Notre focus consacré au lancement de "Nains" : Les Univers fascinants de Jean-Luc Istin
- Notre chronique de Mjöllnir, T1 : Le Marteau et l’Enclume – Par Olivier Peru et P-D Goux – Soleil Celtic

Photos en médaillon : Charles-Louis Detournay.

 
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