Vous avez remarqué le « bond numérique » que nous avons fait en un an à cause de la Covid-19 ? Les entreprises se gèrent depuis le domicile des employés, l’enseignement a basculé dans le tout-numérique, nous signons nos contrats sur PDF tandis que la consommation en ligne prospère. Chacun à son niveau, touche aujourd’hui du doigt l’importance du numérique dans notre vie : selon le dernier rapport Eurostat (2020), 86% des Européens de 16 à 74 ans utilisent l’Internet.
Mais la crise sanitaire a révélé aussi sa face déprimante : des journées passées devant les écrans à faire du Zoom, des relations sociales qui se délitent et qui isolent de plus en plus, une fracture de plus en plus béante entre les consommateurs équipés et les exclus de la techno, sans parler d’une certaine misère tant existentielle que sexuelle. On commence à s’en rendre compte, concrètement.
Les deux albums dont nous parlons aujourd’hui sont quasiment opposés en termes d’intention comme d’état d’esprit. Le premier, au graphisme simple et lisible, aborde le sujet avec une certaine curiosité candide, sans trop entrer dans le détail. Le deuxième, à l’approche davantage philosophique et esthétique, est une anticipation profonde et quelque peu inquiète de l’avenir qui se présente à nous.
Une fable philosophique
Le deuxième volume d’Alt-Life de Thomas Cadène & Joseph Falzon (Le Lombard) poursuit les investigations du premier opus sur la réalité virtuelle.. « Cadène imagine une expérience où un couple pourra expérimenter tous les fantasmes sexuels qu’il désire, individuellement ou à deux, à la carte en somme, écrivions-nous. Dans un futur où la naissance relève quasiment du clonage, la question de la maîtrise du désir est en effet cruciale. Sans l’ombre d’une vulgarité, grâce au dessin poétique et éthéré de Falzon, Cadène explore les méandres divagants du fantasme et ses impasses aussi, comme la désincarnation qui enlève tout sens à la pulsion. N’attendez point de conclusion à cette fable philosophique : Cadène parie sur la capacité de l’Intelligence Artificielle de dépasser cette aporie. Issue terrifiante en vérité… »
Dans le deuxième tome, nous sommes davantage dans le schéma de l’aventure classique avec des héros-explorateurs à la recherche de l’être-élu. Alt-Life, c’est un peu le Major Fatal de l’Intelligence Artificielle (les allusions à Moebius ne sont pas absentes) : une fable philosophique magnifiquement dessinée par un Joseph Falzon brillantissime, Cadène troquant le New Age castanédien de Jodorowsky contre une dystopie techno.
N’attendez-pas de lui une thèse définitive sur le sujet. Il reste dans la ligne de son autre anticipation remarquable parue en 2019 : Soon (dessins : Benjamin Adam, Dargaud). Le propos reste poétique, même s’il reste lourd de sens. Une bonne façon de scruter le futur, l’appréhension au ventre.
À la poursuite de l’IA
Chez Jérémie Dres, nous sommes dans une démarche bien plus terre à terre. Les Défis de l’Intelligence Artificielle (First Éditions, coll. La Vie en bulles) est une BD de reportage qui consiste à rencontrer les grands acteurs français de l’IA. Elle part d’une prophétie de malheur proférée par Elon Musk qui nous prédit l’enfer numérique dans le futur mais qui investit à pleines mains dans l’IA sous prétexte de mieux s’en défendre. « L’Intelligence Artificielle est bien plus dangereuse que l’arme nucléaire ! »
L’ouvrage tourne autour de trois questions simples : Qu’est que l’IA ? Est-elle aussi dangereuse que certains le prétendent ? Quels projets humains nous permet-elle d’imaginer pour l’avenir ?
Ce faisant, notre dessinateur promène regard et micro notamment à l’Institut de Recherches en Sciences et Technologies du numérique (INRIA), à l’OPIS (Optimisation pour l’Imagerie et la Santé), à l’équipe du WIMMICS (Web Instrumental Man-Machines Interactions, Communities & Semantics), enfin le Comité d’éthique du CNRS.
On y découvre une petite histoire du numérique : les premiers computers, la création de l’Internet, les principes de l’IA et notamment celui de Yann Le Cun sur le Deep Learning, ce réseau de « neurones profonds » qui permettent aux machines d’acquérir de la connaissance de façon autonome, sur l’entrée de l’IA dans nos vies par le biais du système de santé et notamment le traitement de l’imagerie médicale, sur les véhicules autonomes, et sur le Web qui régit nos vies par le truchement de la compilation de nos interrogations sur les moteurs de recherche.
C’est simple, élégant, discret et cela pose les bonnes questions à défaut de donner des réponses. Pas de diabolisation complotiste excessive des GAFAM [1], juste une volonté -certes un peu inquiète, mais confiante- d’en savoir plus sur la question. Remarquable.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
Acheter Alt-Life T. 1 de Thomas Cadène et Joseph Falzon (Le Lombard) sur BD Fugue, FNAC,Amazon.
Acheter Alt-Life T. 2 de Thomas Cadène et Joseph Falzon (Le Lombard) sur BD Fugue, FNAC,Amazon.
Acheter Les défis de l’Intelligence Artificielle par Jérémie Dres (First) sur BD Fugue, FNAC,Amazon.
[1] Acronyme des sociétés leaders de l’Internet : Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft.