Avant même la crise du coronavirus, la situation des auteurs était, à juste raison, un sujet souvent mis sur la table et l’un des grands points sensés trouver une résolution au cours de l’année de la BD 2020 comme suite du Rapport Racine. La situation sanitaire a mis toutes ces initiatives sur le mode pause pour deux mois. Avec cette inquiétude pour les auteurs : que leurs revendications passent à la trappe à la faveur du déconfinement.
C’est tout sens du coup de gueule de Joann Sfar au micro de France Inter ce 23 mai dernier : « Il y a des organismes comme la Société des Gens de Lettres qui sont censés représenter les auteurs [...]. Ils touchent parfois d’énormes sommes d’argent qui ne vont pas aux auteurs. [...] On nous a promis qu’on aurait droit à ceci, à cela. Les sommes ont été allouées aux organismes dont je viens de parler, qui sont censés les redistribuer aux auteurs et qui ne redistribuent rien du tout. »
Rien du tout ? Le propos est évidemment outrancier mais la SGDL a choisi de prendre la mouche et, dans un communiqué du 25 mai, en plus de démentir les propos tenus par l’auteur, elle déclare avoir initié une action en justice contre Joann Sfar pour « diffamation. » Suite à cette nouvelle, les réseaux sociaux se sont enflammés.
Protestations
C’est évidemment avant tout l’ironie de la situation qui est remarquée : le fait que la SGDL, une association dévolue à la protection et la défense des auteurs, attaque un des siens en justice, qui plus est Joann Sfar, président d’honneur de la Ligue des Auteurs professionnels !
La vénérable institution, soutenue à sa création par Honoré de Balzac, Georges Sand ou Victor Hugo, s’indigne naturellement qu’une personnalité aussi influente que Sfar dans le monde de la BD et de la culture ne mesure pas sa parole publique au point d’éviter des déclarations qui relèvent du clash. Car, selon elle, contrairement à ce qui a été affirmé sur France Inter, la SGDL remplit bien son rôle dans la redistribution des aides allouées aux auteurs par le Centre National du Livre (CNL), et ceci sans percevoir de commission ou conserver une quelconque part du gâteau, comme l’organisme le rappelle son communiqué.
On aurait préféré que ce débat s’installe dans la pédagogie plutôt que dans la polémique. D’un autre côté, on ne saurait tolérer que lorsqu’un auteur exprime son ras-le-bol sur la manière dont sont gérées les aides allouées à son corps de métier, on lui réponde par une action en justice. À l’exubérance de l’un répond un manque total de sang froid de la part de l’institution.
Joann sfar l’écrit lui-même, dans un communiqué répondant aujourd’hui à la SGDL : « J’ai eu tort de dire que cette institution représentait bien mal les auteurs. » Mais il ajoute, et aucun procès ne pourra lui être fait pour cela : « On n’a pas entendu parler d’eux lorsque nous nous battions pour que le rapport Racine ne soit pas enterré. Ils ont été également très discrets lors du scandale de l’Agessa, lorsqu’on a découvert que notre organisme de sécurité sociale avait « oublié » une partie des cotisations de 190 000 artistes-auteurs, les amputant de leurs droits à la retraite... »
Et de pointer le fait que depuis la fin du déconfinement, tandis que les auteurs se réveillent et expriment leurs angoisses, la SGDL reste encore assoupie : « [...] Aujourd’hui que notre profession sort exsangue d’années de crise et de plusieurs mois d’épidémie, ils se réveillent. Pour crier avec moi que la façon dont l’État a décidé de gérer la crise pour les artistes-auteurs est problématique ? Non. Pour demander la mise en place de mesures de soutien aux auteurs simples, adaptées et sans rupture d’égalité, comme pour les autres professionnels de ce pays ? Non. La Société des Gens de Lettres se réveille pour me faire un procès en diffamation. Je devrais donc la remercier et je comprends enfin la fonction de cet organisme : il sert à remettre les auteurs dans le droit chemin si par hasard il leur arrive d’être catastrophés, et par la situation sociale de leur profession, et par la façon paternaliste dont des associations font semblant de les défendre. »
Au-delà de la bataille d’officines
Joann Sfar, président d’honneur de la Ligue des Auteurs Professionnels, une association créée en 2018 par la Charte des auteurs et illustrateurs jeunesse, les États Généraux de la Bande Dessinée, et un bon nombre d’auteurs de BD comme Joann Sfar, Denis Bajram, Benoit Peeters, Maliki, Valérie Mangin, Christophe Arleston, Xavier Dorison, Aurélie Neyret, Audrey Alwett ou Joris Chamblain est dans la droite ligne de cette nouvelle association qui s’est positionnée différemment de la SGDL vieille dame convenable qui a plutôt mal vécu le tempérament revendicatif de ces nouveaux entrants. Cette polémique n’est que le prolongement d’un antagonisme qui peut très vite tomber dans la bataille d’officines.
Pour paraphraser la journaliste Caroline Fourest qui sur son blog, réagissait à une autre saillie médiatique autour des propos de Camélia Jordana sur la police : « Faisons d’une mauvaise polémique un vrai débat. »
Il est clair que la gestion par la SGDL des aides aux auteurs s’est signalée par une lourdeur bureaucratique vraiment déplaisante et un traitement qui, à juste raison, sentait son paternalisme rond-de-cuir. Le statut de l’auteur dont le profil avait été esquissé par le Rapport Racine (qui nous semble loin d’être la panacée) reste à définir. Les coups d’éclats de ces dernières années façonnent une image dommageable des créateurs du 9e Art : il ne faudrait pas que l’auteur de BD ne soit plus celui qui crée, mais c’est celui qui crie.
Qu’est-ce un auteur de BD aujourd’hui, un auteur professionnel ? Peut-on le limiter à la seule bande dessinée ? Beaucoup sont par ailleurs professeurs, illustrateurs, animateurs, designers... Sa situation est-elle autonome, suffisante ou subsidiaire ? Il ne faudrait pas que le statut d’auteur devienne un ghetto qui interdise la liberté d’intervenir, comme le fait si bien Sfar, sur d’autres terrains culturels : le cinéma, la littérature, le spectacle, la création de contenus numériques... Avec une défense et une perception égale pour tous les secteurs, histoire par exemple de ne pas réserver l’intermittence qu’à une seule catégorie de créateurs.
Ce questionnement, certes, interpelle une "Société des Gens de Lettres" qui semble, rien que par son intitulé, de moins en moins représentative de ces créateurs-là. Mais il ne faudrait pas que ce débat sémantique dispense de questionner les filières de formation, les métiers et les champs culturels du futur qui permettront à ces légions de nouveau créateurs de gagner leur pitance. Un débat qui doit saisir la culture dans son entier.
(par Jaime Bonkowski de Passos)
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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